Après 8 ans d’absence et un film d’une grande ambition narrative, (Le Congrès), le retour d’Ari Folman pourra déstabiliser ceux qui attendaient une nouvelle étape dans ses expérimentations. A la façon dont Valse avec Bachir exhumait les pages sombre de l'Histoire, son adaptation du journal d’Anne Frank revisite certes le texte, mais s’adresse avant tout au plus grand nombre : la transmission est pour le réalisateur le point névralgique de son projet, et particulièrement à destination d’une jeunesse pour laquelle les ravages du nazisme commencent à s’étioler dans les brumes de l’Histoire.
Le film postule donc que l’amie imaginaire à laquelle s’adressait Anne par l’entremise de son journal prend vie, et s’enquiert de retrouver celle qui lui avait tenu compagnie. L’occasion d’une réactualisation de son histoire, et de sa confrontation au présent, dans un récit alterné entre la présentation de la vie d’Anne Frank et la fuite du journal recherché dans toute la Hollande contemporaine.
On retrouve l’animation chère à Ari Folman dans la narration rétrospective, qui évoque d’abord les jours heureux en fanfare pour les flirts de l’adolescence sous forme de comédie musicale bigarrée, avant de basculer vers un monde cauchemardesque qui semble par instant convoquer l’imagerie de Pink Floyd : The Wall d’Alan Parker dans sa représentation du totalitarisme.
Le recours à l’animation se justifie parfaitement, que ce soit dans la manière dont le journal se personnifie, ou la façon dont l’esprit profus d’Anne parvient à faire écran par rapport à ses conditions dramatiques d’existence : ainsi de la représentation sous forme d’hôtel pour expliquer au spectateur la vie de reclus, ou de la guerre fantasmée des héros de son imaginaire fictionnel pour conjurer les forces du mal, une compilation de sa culture qui n’est pas sans faire un pied de nez au déluge pop des armées du finale de Ready Player One. L’évolution grandiose des décors prend une mesure tragique, qui fait du trajet mémoriel en train un double parcours particulièrement parlant, oscillant entre l’horreur du passé, sa transfiguration émouvante par le graphisme et l’hommage du présent.
Si le récit au présent peut paraître un peu conventionnel dans ses courses poursuites et une volonté de parler à la jeunesse, c’est pourtant là que se joue un deuxième pan essentiel du film. Le principe du devoir de mémoire est effectivement réellement questionné par Ari Folman, conscient de s’inscrire dans un procédé institutionnalisé, et par là-même figé. La muséification du destin d’Anne Frank est le grand sujet de ce récit, durant lequel son écriture prend littéralement vie pour échapper à l’écrin sacré de verre sous laquelle on l’a placée. Anne Frank est devenue une sorte de marque qui s’étend sur la ville (bibliothèque, école, salle de théâtre…) et qui, à force de mémoire, l’a déshumanisée. La représentation sur scène du livre est en cela parlante : désincarnée, involontairement parodique, elle ne parle plus à une jeunesse forcée d’y assister, et se réfugiant derrière ses écrans de portable.
La profonde sincérité de Folman dans l’hommage rendu à Anne et sa famille dépasse donc la reconstitution, voire le cours d’éducation civique stérile. Par son trait, par la circulation dynamique des époques et de l’imaginaire, il brise un carcan pour, réellement, remettre au jour la réelle question portée par les leçons tirées du passé. La naïveté du plan final pourra en agacer certains, mais le raccord avec la question de la place accordée aux migrants fait pleinement sens. Si se souvenir consiste à s’émouvoir après-coup, la portée est stérile, voire morbide. Si s’émouvoir permet d’ouvrir les yeux, le passé prend son sens, tout comme ce titre énigmatique, qui ne pose pas de question, mais affirme où se trouve Anne Frank : partout, dans l’esprit vivace d’une jeunesse qui avance et refuse de détourner le regard, dans un récit qui brise la vitrine du musée et exhorte à l’action.
(7.5/10)