Nous l’avions tant aimé, Ari Folman, lorsque l’Occident le découvrait en 2008, à l’occasion de son troisième long-métrage, le diamant noir de « Valse avec Bachir » ! Documentaire d’animation aussi sombre que lumineux, se penchant sur les traumatismes profondément inscrits de part et d’autre par le massacre de Sabra et Chatila, perpétré du 16 au 18 septembre 1982. Réalisation géniale, qui exploitait avec force et subtilité à la fois un aspect jusqu’alors insoupçonné du dessin animé : son pouvoir illimité de mentalisation du récit. Comme un ricochet inespéré et cinématographique au courant expressionniste ouvert par les peintres allemands, suite à leur propre traumatisme guerrier.
C’est dire combien l’attente tournée vers cette nouvelle œuvre d’animation était grande. Même articulation proposée avec l’Histoire, à travers le personnage, à la fois historique et littéraire, d’Anne Frank (12 juin 1929 - février ou mars 1945…). Même décalage mis en avant, cette fois à travers l’écart grammatical et énigmatique entre la tournure du titre, à première vue interrogatif, et la reconversion exclamative à laquelle le contraint sa ponctuation finale…
L’action s’ancre résolument de nos jours et va suivre, à partir de là, deux fils narratifs, dont le premier est aussi créatif et inspiré que le second est artificiel et convenu. Plongeant dans le climat d’un conte fantastique, tout en recourant à la figure romantique de la foudre et de l’orage, le réalisateur, également au scénario, a la brillante idée de donner vie au personnage de Kitty, l’amie imaginaire et idéale à laquelle Anne Frank adresse son journal. C’est par un soir d’orage, comme le monstre de Frankenstein, que celle-ci accède à la vie, libérée par la foudre de la vitrine sous laquelle, nouvelle Blanche-Neige dans son cercueil de verre, elle était endormie, sommeillant dans les lignes du « Journal d’Anne Frank ». Or la scène dans laquelle l’encre s’anime soudain et se détache de la feuille pour devenir traits de dessin et donner forme et figure à cet être de papier est véritablement belle. Comme la métamorphose sera amenée à se répéter, de façon de plus en plus rapide, avec une discrétion qui l’honore, le spectateur ne peut que priser ces moments de grande créativité poétique. Autour de ce personnage de Kitty et à travers ses dialogues avec sa créatrice, Ari Folman livre certains aspects du Journal d’Anne Frank, notamment son entrée en clandestinité et l’organisation de sa vie cachée. Ne délaissant pas la figure de l’interlocutrice idéale, Kitty, il imagine et précise, dans le présent, les conditions de son accession à l’existence et les règles qui en découlent : comme elle a pris vie dans le Journal, il lui faut ne pas s’éloigner de celui-ci, sinon son existence s’effiloche, selon un graphisme qui donne lieu à d’autres jolies scènes, non dénuées de force, et rappelant également d’autres thématiques littéraires du XIXème siècle, autour du fluide de vie, depuis « Le Portrait ovale » de Poe jusqu’à « L’Eve future » de Villiers de l’Isle Adam. Autre règle : dans le Musée consacré à Anne Frank, elle est un fantôme, qui ne devient visible qu’à l’extérieur de ce lieu de mémoire. De cette double contrainte naîtra une touchante idylle avec un dénommé Peter, mauvais garçon en réalité très gentil…
Souhaitant sans doute justifier davantage l’enracinement du film dans le XXIème siècle et lui donner une portée plus politique, Ari Folman greffe sur ces thématiques déjà riches la question des migrants, présents dès la première scène, à travers une pauvre tente qui s’envole sous l’orage… Sur ce chapitre, plus n’est question de subtilité : la démonstration est lourde, appuyée, sans nuance, broie les époques, annule les spécificités historiques, géo-politiques, et clôt le film sur un texte en forme d’exhortation explicite à secourir les 17 millions d’enfants ayant à subir les dommages des guerres de par le monde… Le tout au nom d’Anne Frank, bien entendu.
Quand l’œuvre d’art se fait slogan politique, simpliste comme tout slogan, il est à craindre qu’elle ait atteint ses limites.