En fait j’ignorais qu’il s’agissait là d’un film d’Ari Folman.
Et l’air de rien ça a son importance car, malgré mon ignorance, c’est bien lui qui m’a attiré dans les salles.
Ce trait expressif, ce sens si raffiné de la couleur et du mouvement, il n’a clairement pas son pareil.
Et quelle agréable surprise que de découvrir au final que ce film « à la Ari Folman » que je pensais aller voir était en fait un film d’Ari Folman tout court.
Ce plaisir là, à lui seul, il se prend et il se délecte.
Car oui, parcourir une œuvre de Folman a toujours été pour moi un véritable régal et ce fut une fois de plus le cas face à cet Où est Anne Frank !
J’aime ces visages particuliers. J’aime ces jeux de lumières et d’ombre. J’aime ce mélange de fluidité et de rigidité dans le mouvement qu’expliquent en partie ses techniques d’animation mais aussi ce sens particulier qu’a l’auteur de penser son espace et son rapport aux choses.
Il y a dans cette manière de faire quelque-chose qui relève de l’hypersensibilité traumatisée, comme si Folman savait saisir toutes les subtilités de l’existence mais que, malheureusement, cette sensibilité était régulièrement blessée par l’horreur qu’il avait face à lui, et que cela nécessitait une barrière – une froideur – pour mieux s’en préserver…
Les sujets traités par l’auteur n’ont d’ailleurs jamais rien eu d’anodin, de l’amnésie post-traumatique du soldat dans Valse avec Bachir à la désincarnation de soi par la perte de son enfant comme de celle de son identité dans le Congrès, Folman a toujours été un auteur qui a entretenu un épais verni pudique et élégant sur des plaies béantes.
En cela, rien d’étonnant de le retrouver à parcourir et réinvestir les lignes du journal d’Anne Frank. Tout cela sonnait comme une évidence…
…Sauf que.
Sauf qu’étonnamment, je n’y suis mystérieusement jamais vraiment rentré dans cette revisite folmanienne.
Malgré l’élégance du trait, la délicatesse des couleurs et la grâce du mouvement, quelque-chose n’a pas pris corps.
Anne n’a pas pris corps. La guerre non plus. La Shoah encore moins.
Pour une fois, j’ai trouvé le dispositif formel stérilisant. Il faut dire qu’ici les choix opérés sont d’autant plus interpellants.
Anne Frank n’est pas un matériau brut. Il est connu, exposé et en grande partie déjà vitrifié comme le souligne avec pertinence le début du long-métrage… Seulement voilà, puisque le constat fait est une dilution progressive du récit frankien – au point qu’Anne Frank soit désormais partout mais en même temps nulle part – pourquoi avoir fait le choix de la rondeur, de la douceur, de l’élégance et du lissage ?
Dans le Congrès ce choix avait du sens au regard de la démarche ; au regard du délitement des sentiments et des sensations qu’opérait cette marche vers la désincarnation. Dans Valse avec Bachir la nécessaire auto-préservation du héros pouvait aussi expliquer ce mur symbolique et supportable pour se protéger de la force et de la raideur de l’image (même si cela n’avait pas empêché pour autant Folman d’opter pour un trait plus rude, des figurations plus crues…)
Là, Anne est une poupée adorable avec les cheveux qui volent sans cesse aux vents. Le calvaire est sensoriellement atténué. Même les ruptures imposées par la guerre peinent à impacter.
Pire, à opter pour des choix graphiques forts concernant la menace nazie, je trouve que Folman finit par œuvrer à l’encontre de sa démarche, au point même de révéler un mal plus grand – un mal dont j’ai finalement souffert tout le long du film – et ce mal c’est celui d’un manque flagrant de nuance.
Or, à bien y réfléchir, il est là pour moi le grand malheur de ce film : là où l’aspect technique de l’œuvre témoigne d’un grand raffinement et d’une grande subtilité, sa pensée quant-à-elle m’est apparue trop pauvre, trop lisse, trop convenue pour que l’ensemble puisse lever.
D’un côté il y a les méchants bataillons de nazis aux visages livides et de l’autre l’armée des preux chevaliers et des acteurs enjoués ; d’un côté les couleurs suaves et de l’autre la tempête et l’orage… Et même si je veux bien encore l’argument qui consisterait à dire que tout ça est représenté à travers le regard et les émotions d’Anne que malgré tout cet aspect binaire tranche avec la nuance dont Folman a pourtant su faire preuve par le passé ; un manque de nuance d’autant plus ennuyeux qu’il se risque en plus de cela à le transposer en dehors du récit frankien.
Car en effet, au-delà d’une exploration nouvelle de l’histoire de la jeune Anne, ce film prend aussi pour parti – audacieux s’il en est – de sortir du cadre de l’Amsterdam des années 40 pour explorer l’Amsterdam contemporaine. Et de cela découle un rapprochement assez scabreux entre la question des réfugiés syriens d’aujourd’hui et de celle des Juifs d’hier ; un rapprochement d’autant plus scabreux que celui-ci est opéré avec ce même traitement binaire que lorsqu’il est question d’opposer les Juifs et alliés aux nazis.
D’un côté on a les gentils réfugiés aux belles frimousses, les voleurs au cœur tendre et les squats de l’amour et de l’amitié, tandis que de l’autre côté on la police répressive, les fourgons de la déportation et les agents malpolis, un peu bête et à sale gueule.
C’est franchement grossier.
Trop grossier pour ne pas me faire tiquer.
En fait, et à bien tout considérer, c’est vraiment bien de ce décalage entre le raffinement de la forme et de la trivialité du fond qu’a fait surgir assez rapidement en moi cette barrière que je n’ai plus su franchir par la suite.
On ne peut pas vouloir chercher la subtilité des sensations tout en l’associant à la grossièreté du propos ; de même qu’on ne peut pas mobiliser une figure aussi forte qu’Anne Frank pour au final ne la mettre qu’au service d’une démarche aussi moralisatrice et qui plus est aussi limite dans les rapprochements et les réductions qu’elle opère.
L’association est d’autant plus désastreuse qu’en sortant de cette séance je n’en ai personnellement retenu que ça, ce qui est quand même bien navrant au regard de ce que tout ce film a tenté et réussi en partie.
Comme quoi ce Où est Anne Frank ! me rappelle à cette fondamentale antienne du cinéma : oui c’est évident que la force d’un film ne saurait reposer que sur son seul discours et que la forme qui y est associée joue en cela un rôle forcément essentiel, mais à l’inverse – non – la forme ne peut se suffire à elle-seule, surtout quand le discours qui lui est associé est aussi mal appareillé.
Dès lors, j’aurais envie de dire, merci à nouveau Ari pour la subtilité du trait…
…Mais la prochaine fois, s’il te plait, n’oublie pas d’affiner davantage le fil de tes idées.