En présentation de son dernier film, Memoria, Apichatpong Weerasethakul expliquait qu’il était presque souhaitable de se laisser aller à fermer l’œil devant son film, que ce n’était pas l’effet recherché mais un effet secondaire possible et tout à fait désirable. En somme, réussir à brouiller les frontières entre le réel et l’onirique de sorte à entrer dans le sommeil par la rêverie. Bien que différent de Memoria sur beaucoup d’aspects, Pacifiction est parvenu, notamment par son rythme langoureux et sa photographie envoûtante, à provoquer chez moi la même forme de lâcher-prise vis-à-vis du film, un état de quasi transe.
Dans un décor paradisiaque, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de Roller, campé par un impressionnant Benoît Magimel, en costume blanc et lunettes teintées vissées sur le nez, bureaucrate postcolonial, décrépit et solitaire, guette une menace qui semble sourdre malgré la sérénité apparente.
Sonder le mystère, l’invisible : voilà le programme du film. Serra filme des regards perdus lorgnant leur cocktail ou un inconnu au Paradise Club à la manière de Lynch filmant les habitués du Roadhouse de Twin Peaks assis autour d’une bière ; Magimel en Dale Cooper à chemises à fleur arpentant l’île dans sa Mercedes blanche. Mais là où Lynch distillait tout un faisceau d’indices pour faire avancer l’enquête de l’agent du FBI dans un micro-univers sans cesse oppressant, Serra ne nous donne à vrai dire aucune clé, brouille les pistes à chaque scène.
En voyant de Roller scruter l’horizon crépusculaire on pense aussi au Rivage des Syrtes, de Gracq, ou encore au Désert des Tartares, de Dino Buzzati, deux romans qui partagent avec Pacifiction sa dimension onirique et son goût de la menace invisible. Ces deux romans ont en commun de localiser la menace de l’autre côté d’une frontière géographique alors que la menace latente dans Pacifiction pourrait bien venir de l’Intérieur, mais tous nous poussent à nous demander si ce n’est pas l’attente, la rêverie qui donnent corps à la menace. La fiction est-elle celle qu’écrit de Roller sur son carnet (Shannah et lui sont montrés en alternance de plans lorsqu’il écrit sur son calepin et lui décrit ce qu’il attend d’elle) ? Ces personnages qu’on suppose agents étrangers sont-ils des fantômes ou existent-ils réellement ? Toute la force du jeu de Magimel est de parvenir à brouiller les pistes : son personnage est-il une victime du complot sous-jacent à la fiction que l’on nous montre ? Ou alors est-il l’auteur de la fiction, y voyant le seul moyen de dépasser la vanité de sa présence sur l’île voire celle de son être même ?
Il y aurait tant à dire également sur la BO ou la photographie, d’autres en ont déjà beaucoup parlé ici.