Albert Serra offre un film merveilleux. Entre le côté thriller paranoïaque, où le héros doit enquêter pour savoir si sa hiérarchie lui ment, le fait que ça se passe en Polynésie avec un spectre colonial et Benoît Magimel qui a sans doute hérité de son meilleur rôle, c'est un régal de chaque instant. Parce qu'on va suivre ce mec pendant quasiment trois heures dire qu'il représente l’État français, tout en s'apercevant bien qu'il est totalement inutile. On suit un mec qui ne sert à rien. Il n'arrête rien, il n'arrive à rien, il ne peut rien, il est juste là à se prendre au sérieux dans son costume blanc.
C'est ce qui fait que le film n'est pas dénué d'humour, on voit bien que ce type est ridicule au possible à se prendre au sérieux alors qu'il raconte n'importe quoi. Et quelle bonne idée d'avoir fait improviser les acteurs, la conversation a un air plus naturel, mais surtout on voit bien que les déclarations sont vides, que c'est maladroit. Il y a un sentiment unique en écoutant les dialogues du film. On sent vraiment le mec, un peu fier de lui-même, qui essaye d'habiller le vide avec des belles paroles. L'hommage à l'auteur en visite sur l'île est génial pour ça. Le type est en roue libre et en plein discours d'hommage il se met à parler de ce qu'il écrit lui.
Et en même temps, ce type est placé dans un contexte qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne comprend pas, il n'a aucune utilité, ce qui rend toute sa vanité d'autant plus grotesque et ce qui le rend intéressant, parce que qu'est-ce-qu'il se passe lorsqu'il se rend compte de sa propre impuissance ?
Il devient parano. Il ne sait plus en qui il peut faire confiance, il scrute l'horizon un peu au hasard dans l'espoir d'apercevoir le fameux sous-marin qui serait le signe de la reprise de l'activité nucléaire de la France en Polynésie. Et ce mec qui est censé être un peu le chef sur cette île, il n'a rien à disposition, pas vraiment d'hommes ou de matériel, il mène son enquête en parfait amateur, ce qui ne fait que renforcer son impuissance. Factuellement de ce qu'on voit à l'écran, ses signes de puissance c'est sa bagnole, son costume et c'est un peu tout. C'est quelqu'un qui ne peut pas grand chose.
Il y a donc un côté totalement fascinant à suivre ce type en train de sombrer dans la paranoïa, tout en répandant la rumeur du retour des essais nucléaires en en parle à tout le monde. Il n'y a rien qui va dans son attitude.
Serra se fait également plaisir avec les personnages secondaires, notamment l'Amiral qui est fabuleux, je retiendrai deux scènes avec lui, celle où il explique à un militant indépendantiste que lorsqu'ils tireront la bombe, les ennemis de la France se diront : regardez ce qu'ils peuvent faire à leur propre population, imaginez ce qu'ils peuvent nous faire à nous. Le mec est bourré, il ne tient presque pas debout. Et l'autre c'est lorsque Magimel essaye de lui tirer les vers du nez et que l'Amiral ne dit rien, il a l’œil vitreux, défoncé à je ne sais quoi, et il sourit, comme s'il se réjouissait. Totalement délirant !
Et de manière générale tous les acteurs sont formidables et on peut quand même citer Pahoa Mahagafanau qui est clairement la révélation du film.
L'impression d'étrangeté du film est renforcée par le côté microcosme, il rencontre et voit toujours les mêmes personnes, il est toujours dans les mêmes lieux, quasiment toujours dans la même boîte de nuit. ça renforce l'idée de cloisonnement sur l'île. Le seul moment où il semble y avoir un peu de vie en dehors des gens gravitant autour de Magimel c'est lors de la séquence de surf où on voit des gens participer à un rassemblement sportif au large. Séquence hallucinante, je ne sais pas si c'est moi qui suis facilement impressionnable où si ça l'est vraiment... Mais voir les vagues fondre sur les bateaux, ça fait quelque chose...
L'autre truc impressionnant, c'est bien entendu la photographie du film, ces couleurs, le côté un peu brumeux, je ne sais pas si j'ai vu beaucoup de gens avoir un rendu similaire à part peut-être Mandico ou Terayama. Il y a un rendu rêve éveillé qui me plait beaucoup et ça rend chaque plan sur la jungle absolument surréaliste.
Forcément ça participe totalement au côté paranoïaque du film... Qu'est-ce-qui est vraiment réel ? Mais en même temps on s'en fout un peu, savoir s'il y en a vraiment ou non n'a aucune espèce d'importance... Serra choisit d'y répondre (séquence assez délirante elle aussi), il aurait pu ne pas le faire, ça aurait été pareil. J'aurais bien repris 2h de Magimel errant sur l'île, essayant de se convaincre de son importance...
J'adore ce côté totalement hors du temps... Et Serra n'est pas à son coup d'essai, il aime les films lents et contemplatifs, où le temps s'étire. Réussir à faire perdre la notion du temps au spectateur, qu'il ne sache pas s'il a vu 1h ou 3h de film, qu'il ne sache pas s'il est au début ou à la fin, parce que de toutes façons cette intrigue n'aura pas réellement de résolution, c'est fascinant.
Bref c'est un film admirable, qui propose réellement quelque chose de neuf et d'inédit et qui le fait magnifiquement bien.