Un jour une prise de conscience m'a frappé. Je n'y connaissais rien au cinéma, j'avais une vingtaine d'années, et je me suis demandé quels secrets se cachaient dans tout ce cinéma qui m'était inconnu. Je pensais au cinéma d'avant Le Lauréat, le plus vieux film que j'avais vu.
J'avais passé ma jeune vie sans avoir aucune idée de ce qu'était le cinéma avant 1967 (et je n'avais aucune conscience que c'était justement la date charnière du cinéma américain, le passage entre le vieil Hollywood et le nouveau). J'avais quelques indices de ce que pouvait être le vieux cinéma : quelques portraits en noir et blanc de personnages qui ne m'évoquaient rien comme Humphrey Bogart, Jean Gabin ou Rita Hayworth, et des scènes iconiques vues par le regard de personnages pop contemporains (Howard Hughes sous les traits de DiCaprio, regardant Le Chanteur de Jazz). Ce pan de l'iconographie humaine était une nébuleuse.
J'avais soudainement ce besoin viscéral de saisir ce mystère, cette partie de l'art, de la culture, du rêve, dont j'étais passé à côté si longtemps. Mais par où commencer. Je ne me souviens pas de ce qui a pu orienter mon choix, mais j'ai pris un livre à ma BU sur le film noir. Je l'ai feuilleté et ai noté quelques films à voir. Le premier que j'ai vu était Panique dans la rue.
Ce film a orienté toute ma cinéphilie depuis cinq ans.
Je ne savais pas ce qu'était le film noir, ni le classicisme hollywoodien, ni Elia Kazan. J'ai vu ce film avec la naïveté d'un enfant, et je n'ai donc jamais vu depuis de film classique avec le même émerveillement, la même émotion, la même transe.
Mon entrée en matière dans le cinéma classique américain se faisait dans l'agressivité, l'urgence, la crasse, l'étrange. Quand je voyais ensuite Bogart bavarder dans différents appartement luxueux, je me sentais trahi. J'avais cru comprendre que le cinéma classique était nerveux, grinçant et sexy ; je pensais à la démarche animale de Jack Palance, à l'air électrique des scènes d'extérieur dans une ruelle ou près des docks ; au tempo à bout de souffle…
Cinq ans après je cherche à retrouver le film qui m'avait chamboulé quand je ne savais rien du cinéma.
Je ne sais pas dans quelle mesure Panique dans la rue est à voir, mais j'ai compris depuis l'importance de son réalisateur, et je pense que j'ai eu de la chance de passer par cette petite porte qui m'a ouverte à un monde dont je n'avais pas idée.