J'aurais aimé découvrir ce film aujourd'hui. Quand je l'ai vu la première fois, il y a quelques années, ça avait été une énorme claque. Malheureusement pour moi, ce film n'est pas parfait, mais ! il est très très intéressant ; je le conseille vivement.
Ce film c'est une fresque de L'Amérique des années 1900. On sent que c'est une adaptation littéraire parce que c'est assez malhabile concernant la gestion des différents personnages. Il y a une intrigue principale, c'est ce Noir (Howard E. Rollins Jr) a qui on a fait un sale coup (des pompiers qui lui ont barré la route puis mis de la merde de cheval dans sa voiture neuve) et qui va vouloir à tout prix qu'on lui paye ce qu'on lui doit ; car même si c'est une affaire mineure d'un point de vue pratique, elle est l'oeuvre d'une injustice raciale. Je dois dire que c'est une des intrigues qui m'aura le plus intéressé au cinéma. Cet homme qui va aller au bout de son combat pour une histoire de merde cheval, par fierté, et pour ne pas laisser les méchants blancs gagner encore une fois la partie, c'est fort et pathétique.
Autour de cette intrigue dramatique, il y les personnages secondaires, qui s'intègrent plus ou moins bien dans ce film choral, mais qui participent à la peinture de cette Amérique multiculturelle. Le film est long mais j'aurais aimé qu'il dure plus longtemps. Car finalement il y a deux films en un : l'intrigue dramatique du Noir, et les autres. Si les autres histoires avaient été plus approfondies, le film en aurait été beaucoup plus intéressant. Car là malheureusement on a affaire à une adaptation qui peine à être indépendante de son oeuvre originale. Par contre ça donne très envie de lire les deux œuvres qui sont à l'origine du film du réalisateur thèque.
Parmi ces histoires secondaires, il y a un fou qui tue un architecte car il a produit une sculpture de nu de sa femme (Elizabeth McGovern). Cette dernière, bien contente de divorcer, sort quelques temps avec un jeune entrepreneur un peu dérangé mentalement (Brad Dourif). Les deux acteurs sont parfaits. Dourif fait grincer le film à chaque apparition. Il y a aussi l'histoire de ce juif qui vend ses dessins au marché, inventeur du folioscope (ou flip book), qui devient plus tard réalisateur au cinéma. Et il y a cette famille bourgeoise, un mari (James Olson) et une femme (Mary Steenburgen), et son frère (Brad Dourif), qui recueillent une femme Noire et son enfant, dont le père n'est autre que le Noir qui a subit une injustice. Enfin, il y a le policier (James Cagney) chargé de l'acte terroriste du Noir.
Les différentes histoires sont bien faites, les croisements des personnages assez réjouissant, mais malheureusement pas assez approfondis, même si dans l'absolu, ça fonctionne. Ça aurait juste fait un scénario parfait si tous les personnages avaient bénéficié d'un peu plus de scènes, car ils sont tous déjà bien en chair, ils sont vivant. L'ascension de ce juif qui vit un quartier pauvre est, par exemple, passionnante, mais elle est aussi très courte.
Pour ce qui est de la reconstitution de l'époque, elle est parfois splendide - je préfère ça à la surenchère plastique d'un Gangs of NY -, parfois un peu trop théâtrale pour qu'on puisse s'y perdre. C'est moins beau, moins maîtrisé que le film de Leone sur la même période (du moins pour la première partie de son film, avant que De Niro rentre en scène), c'est moins posé aussi. Je crois que Forman est arrivé à l'improviste sur ce film, ça explique peut-être. Donc pas aussi bien que ça pouvait laisser espérer ; car certaines scènes, surtout au début, sont géniales au niveau de la reconstitution - la scène du marché, quand le juif vend ses dessins, ou quand le Noirs joue du Ragtime sur les actualités filmées, et quand la pute prend ses cours de danses. Malheureusement la scène finale laisse trop voir que c'est en studio.
Certains plans sont très beaux, avec la superbe musique qui va avec, et d'autres sont un peu trop faiblards. La mise en scène n'est pas toujours excellente, mais la densité de l'intrigue corrige ça.
Lors de la dernière scène, quand le personnage principal rencontre le premier Noir a avoir franchis les portes de la Maison Blanche, qui essaye de le dissuader d'aller au bout de sa cause perdue, il y a un dialogue assez fort, qui illustre bien le discours du film.
— Et vous pensez que cette vengeance lavera les affronts qu'on vous a faits?
— Je ne serai pas là, sinon.
— Vous vous trompez M. Walker. Vous vous trompez lourdement.
— Pourquoi dites vous ça?
— La vengeance ne fait que perpétuer la vengeance, jusqu'à ce qu'une race aie la force de dire "Non : du mal qu'on m'a fait je ne me vengerai pas. Je resterais debout, digne et plein d'amour d'amour chrétien, jusqu'à ce que mon ennemi comprenne que s'il m'honore et me respecte, et seulement à cette condition, M. Walker, nous retrouverons tous notre fierté. Tous.
— (Eclate de rire.) Mon dieu. Si seulement Sarah était encore là pour vous entendre. Elle qui pensait que j'étais un beau parleur. Mais vous parlez comme un ange, M. Washington. (Soupire.) Hélas, nous vivons sur terre.
[edit : il ne me semble pas avoir trouvé cette tirade dans le roman de Doctorow. Le roman est d'ailleurs assez décevant.]
Un film loin de tout manichéisme, très fort, qui a ses faiblesse, très certainement, mais qui est néanmoins passionnant selon moi.