Le ventre de la bête immonde a besoin d'amour - et de foutre exotique

Normalement le voyeurisme est répréhensible, ou s'assume comme un vice. Or il faut bien le pratiquer, car on a beau louer le réconfort, l'important reste de se soulager ou simplement de s'égayer : voir 'autre chose' ou bien trouver le réel puant rattrapé par le collet. Celui qui se déchaîne sous les yeux de tous, mais n'est nommé que de façon lâche et jamais désigné par la collectivité humaine. Comme il faut se dominer ou rester civilisé, ou garder sa dignité pour les plus faibles et aliénés, nous avons à disposition de nombreux moyens pour purger ce voyeurisme de manière propre : le cinéma en est un, probablement le plus gratuit et aseptisé.


Coutumier de la comédie grasse et sinistre, Ulrich Seidl (autrichien, auteur de Dog Days et Import/Export) a renfloué bien à fond le secteur avec sa trilogie du Paradis. Le premier opus, Paradis: Amour (suivi de Foi et Espoir), fait partie de ces choses où le voyeurisme se fait sec, l'absence de commentaire écrasante. Il suit une dame autrichienne, la cinquantaine bedonnante, en pleine séance de tourisme sexuel – son oxygène, son îlot (un mois de congés en français technique) de bonheur et de délassement au milieu d'une année de crétinisme appliqué. Pas un gramme de fantaisie au programme ; nous voilà plutôt dans le minable et le vraisemblable ; bien encadré, par la culture de base (germanique) et par le contexte où Peggy-Teresa évolue (station balnéaire avec gigolos couleur d'ébène pour blanches fanées mais affamées).


Toutes les étiquettes habituelles pour couvrir l'abjection tranquillement dégobillée seront hors-d'usage ici. Paradis amour exprime bien un jugement : un mépris absolu de la fille et de ses congénères, sans flatter de prétendues victimes par ailleurs. En face il y a bien la misère, les situations odieuses des locaux, mais la mise en scène oublie la commisération la plupart du temps – puis très vite, la rend inenvisageable elle aussi, non que les autochtones soient vilipendés, simplement ce serait décalé, au bord de la surenchère hypocrite. Surtout que le plus embarrassant est affiché : chacun trouve son compte dans ce marché. Les jeunes hommes essaient de tirer leur épingle, harcèlent volontiers, avec leurs manières obtuses et décontractées ; ils sont parfois dans cet au-delà de la fausseté (souvent imité) des gens rompus à 'jouer le jeu' ou mentir et simuler avec méthode. Nous sommes à l'opposé de l'esthétisation et du romantisme, ou carrément de l'empathie sélective d'un Plein sud.


Teresa n'est pas une beauté vénéneuse, ne traîne pas la délicieuse odeur de souffre dont se repaissent des transgresseurs sûrs d'eux et de leur fait, elle est plutôt écrasée par ses souffrances dérisoires et le ridicule de ses tentatives. Ses grands espoirs sont autant de petits secrets honteux. Elle n'est pas assez vertueuse, égarée ou légitimement tourmentée pour compenser. Qu'elle travaille auprès d'handicapés permet d'enfoncer dans le sarcasme et cautionne une ouverture grotesque (les auto-tamponneuses) – ce n'est qu'à la marge que cela en fait un individu plus sympathique – quoiqu'on puisse dire, Teresa a au moins un certain courage, un sens du dévouement, même si pour se défendre elle se fait infecte, comme toutes ces connasses ricanantes vite débordées car très ignorantes et basses d'esprit. Face à ses prétendants ou serviteurs, elle glousse horriblement, se moque comme une idiote se sentant dans son bon droit – comme si avait acheté carte pour la supériorité. Ses élans de générosité sont intéressés ou générés par l'autre ; pourtant elle les emplie de sa bienveillance et de sa bonne foi, prête à se donner – avide de se faire prendre et aimer. Elle finira bien par avoir conscience qu'elle se fait exploiter en retour. Ils ont toujours un ou des problèmes, des besoins à surgir. Ses amertumes se précisent.


Cette candeur générale infestée par la désillusion et saccagée par l'aigreur rend Teresa plus intensément pathétique, plus largement et généreusement aussi. Elle se voie elle-même et commence à entrevoir les réalités avec nous. La conscience de soi qu'elle a fuit l'a rattrapée ; décidément le repos n'est pas possible, il n'y a ni Eden ni jardin secret. Et puis cette 'sugar mamma' n'est pas un boudin catégorique et pourrait même être réellement au goût des 'beach boys' (moins entravés par les exigences et les critères occidentaux) – c'est plutôt que sa chair est triste, à tous degrés ; ses efforts sont infructueux et ses sacrifices le seront aussi. Nous sommes alors gagnés par la peine ; comme on serait triste pour un cher (et saoulant) animal de compagnie atteint d'une violente gastro, ou d'un salaud rattrapé par son plus grand chagrin. Teresa se fait rouler, tellement que ça va devenir l'axe dramatique d'un film qui n'en a pas besoin – l'essentiel là-dedans n'est pas raconter, encore moins une ou des histoires : c'est de présenter, avec sérieux, sans urgence, sans égards pour le malaise évident – pas de dettes ni d'attachement (ni de merveilles d'écriture).


Cette séance est très négative. C'est comme du Houellebecq acide, qui n'aurait que cette perspective d'engagement face à son sujet, l'embrasserait en dilettante. Elle peut se muer en une sorte de torture par procuration, notamment lors de l'anniversaire, où la balade se fait plus drôle et plus répugnante que jamais – avec ce jeune black assigné aux services ciblés. On oscille entre l'embarrassant et le pleinement dégueulasse ; voilà un cauchemar trivial, affligeant pour tous, assassin pour elle (pauvre quinqua en besoin de tendresse et de reconnaissance sensuelle), désespérant pour lui. Séance immonde donc, mais platement alors elle se laisse prendre, fournit un amusement sans joie autre que mesquine ; ne salira pas nécessairement le spectateur ou l'Humanité, mais ne ménagera rien de ses bons sentiments, de ses vœux pieux envoyés à l'universel. Elle détruit les baratins d'occidentaux bienveillants pour la forme, ou même investis dans leur tiers-mondisme : ce commerce est assimilé là-bas, ne choque pas fondamentalement – il inspire une indifférence bien pratique, ni ordre moral ni pudeurs 'égalitaires' ne s'étalent là-dessus.


https://zogarok.wordpress.com/2021/07/26/deux-ou-trois-choses-que-je-sais-delle/

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le 29 juin 2017

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Zogarok

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