C’est l’éternelle histoire d’une innocence perdue, où il est question de se confronter au mal, et de s’y brûler les ailes. Marqué du sceau du fatum dès sa séquence inaugurale, et revendiquant en cela son statut de tragédie, Paradise Lost s’inscrit également dans la lignée de ces films criminels qui traitent avant tout de la famille, genre dont Le parrain (1972) reste le modèle inégalé. Ambitieux programme, nourri de lourdes références pour un premier passage derrière la caméra : il n’est pas peu dire qu’Andrea Di Stefano n’a pas froid aux yeux. C’est à la fois sa force, et sa sérieuse limite.

« Paradise Lost » : titre éminemment programmatique d’un projet où un Eden originel est amené à être souillé. En cela, le cinéaste n’échappe pas à un exotisme quelque peu tendancieux. La Colombie apparaît au départ comme un paradis terrestre fleurant bon la carte postale désuète: une plage calme et accueillante, à l’orée d’un sous-bois, en retrait du tumulte urbain, où de braves aventuriers nord-américains - forcément purs et innocents - viennent renouer avec un mode de vie cool et en accord avec la nature (bandana et hamac à l’appui). C’est sans compter sur ces sacrés autochtones qui ne peuvent s’empêcher de tout corrompre (les voyous qui viennent les rançonner au début, l’entrée du héros dans le cercle familial et criminel de Pablo Escobar par amour pour une jolie fille du cru qui se révélera être la nièce du narcotrafiquant – à noter d’ailleurs la méfiance dès le départ du frère et de la belle-sœur vis-à-vis de cette romance). Les femmes, quant à elles, sont charmantes, aimantes, mais surtout très dociles, passives à un degré presque troublant : chez Di Stefano, s’il y a contestation, elle ne viendra assurément pas de leur part.

Déjouant habilement le principe du biopic en inscrivant Pablo Escobar dans un pur déroulé fictionnel, Paradise lost reste tiraillé sur toute sa longueur entre une course à la monumentalité un brin prétentieuse (une figure absolue du Mal ayant existé, le label « performance d’acteur » qui l’accompagne) et une intrigue intimiste terne, conventionnelle, dénuée de la moindre ambition. Le film est clairement scindé en deux, faisant se succéder une progressive prise de conscience avec une intrépide chasse à l’homme. Si la trajectoire du héros suscite inévitablement l’identification, son dilemme moral, qui interroge pourtant une limite passionnante, ne semble jamais véritablement faire corps : jusqu’où peut-on aller dans la cohabitation avec le mal sans s’en rendre complice ? Le véritable cœur du film, là où l’attention du cinéaste se concentre véritablement, reste en fin de compte la personnalité de Pablo Escobar, qui phagocyte toutes les autres. Figure ogresque, Benicio Del Toro campe ce personnage historique imposant dans la plus grande tradition des performers américains, avec tout ce qu’il faut de gestuelles calculées et de regards acérés, emportant in fine l’adhésion par sa corpulence animale et son charisme magnétique (on est quand même loin des singeries insupportables de Day-Lewis dans Lincoln). Avec un point de vue jamais exempt d’une certaine fascination, le cinéaste présente Escobar comme une pure omniscience, le cerveau d’un système totalisant, d’un réseau tentaculaire auquel il est impossible d’échapper.

La mise en scène, véritable fatras esthétique mixant sans cohérence manifeste caméra à l’épaule tremblotante et pleine de flous avec des plans fluides et léchés, est symptomatique d’une volonté de faire du cinéma, du vrai, du grand. En dépit de moments réussis, le cinéaste ruine malheureusement ses efforts par une propension à vouloir trop en faire. Pourtant, au sein d’un récit aussi classique, Di Stefano s’autorise parfois de singulières ruptures. Ainsi de cette structure éclatée qui ouvre le film, quand une scène au lyrisme dégoulinant se retrouve brutalement interrompue par un bruit de sonnerie issu de la séquence suivante. Ou encore dans cette représentation étonnamment sèche de la violence, bienvenue en ces temps de sensationnalisme - les morts du frère et surtout du jeune guide y sont d’autant plus brutales qu’elle ne sont ni visualisées ni données à entendre.

Dès lors, pourquoi ne pas conserver cette règle de conduite sur la totalité du métrage ? En effet, la mort n’y est reléguée hors-champ qu’en tant qu’elle concerne les bons, les innocents, les purs. Aussitôt un bad guy exécuté, la mise en scène se fait plus complaisante, appelant systématiquement un contre-champ (la vision brève mais totalement dispensable des cadavres calcinés des voyous, la série de plans muets sur les membres du clan Escobar abattus par leur propre patron). Par cette différence de traitement, un parti pris audacieux devient une figure douteuse, aux accents fortement moralisateurs. Ainsi le cinéaste peut-il jouer sur les deux tableaux en toute légitimité : satisfaire une certaine pulsion scopique d’un spectateur en quête de spectaculaire (vous voulez du sang, vous en aurez), tout en le préservant d’une perspective dérangeante (ce n’est pas le sang de l’innocent qui sera versé).
CableHogue
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le 11 nov. 2014

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