Cherchant à échapper à la chaleur moite de mon appartement et à la foule de la rue, je me suis engouffré par hasard dans un cinéma qui, par bonheur - et parce que j'avais vérifié, aussi - diffusait Parole de Kamikaze. Dix neuf heure, une petite salle à l'étage, deux autres personnes dans la salle. Pour te dire la tranquillité, un des deux spectateur à carrément retiré ses chaussures pour s'allonger paisiblement, les pieds en éventail. Au bout d'un moment cela dit, ce brave homme est sorti de la salle, soit qu'il s'assoupissait, soit qu'il s'ennuyait ferme (il avait changé déjà deux fois de place...) Une séance pour deux personnes, pour moi c'était le bonheur.
Parole de Kamikaze se déroule sur une heure quinze paisible, intime, qui peut décourager le spectateur fatigué ou celui qui chercherait un peu d'action, d'historiens expliquant le contexte, d'images d'archives et de crashs d'avions. Car la démarche de Masa Sawada n'est pas tant la reconstitution historique que le rapport de l'homme à la mort, du soldat au pays, de Fujio Hayashi à la guerre.
Hayashi est seul face à la caméra, tout juste un instant apercevons nous Bertrand Bonello qui règle un détail et se retire rapidement. Sawada raconte avant tout une aventure humaine, sa caméra accroche Hayashi au plus près et ne quitte jamais le visage de l'ancien Kamikaze. Les gros plans s'attachent aux yeux agrandis par ses énormes lunettes et l’œil n'est jamais distrait par l'environnement souvent sobre et les décors épurés.
A l'intérieur d'une maison traditionnelle japonaise, dans un parc, paré d'un costume trois pièces souvent recouvert par une couverture, le vieil homme, nonagénaire, laisse planer de longs silences entre les questions et les réponses, hésite longuement, semblant fouiller dans sa mémoire et chercher les mots justes. Le montage n'élude pas les silences du vieil homme, qui parfois sont plus révélateurs de ses émotions que les mots.
Partagé entre son nationalisme et le sentiment d'avoir été trahi par un empereur qui n'a pas eu un seul mot pour ces hommes qui ont fait le sacrifice suprême, Hayashi nous force à voir une autre conception de la vie et de la mort, évoquant la gloire et l'honneur de mourir pour son pays et d'honorer sa fonction. Cet homme qui ne demandait qu'à mourir pour sa patrie est devenu instructeur de l'unité kamikaze japonaise, n'ayant jamais la "chance" de partir en mission. Lui sans qui les missions suicides à bord de l'Ohka - cet avion sans moteur, bourré d'explosif et largué par bombardier sur les flottes américaines - n'aurait pas vu le jour évoque avec émotion son rôle dans cette opération désespérée et stupide. Tourmenté par le souvenir de ses jeunes subordonnés, ses amis qu'il a envoyé à la mort sans pouvoir lui même y aller, Hayashi porte péniblement le poids de ces années de guerre et de sa culpabilité qu'il reconnaît à plusieurs reprises, avouant même s'être caché pour pleurer à chaque fois qu'il envoyait ses camarades en mission.
Portrait intimiste de cet homme bercé dans un idéal de sacrifice, Hayashi, à l'image d'un vieux samouraï, porte sur ces missions suicides un regard aux antipodes de nos conceptions occidentales. Entre micro-histoire et devoir de mémoire, ce documentaire met en lumière ces conceptions d'un autre temps, cette vision de la vie, de la famille à travers la relation avec son père, du devoir qui nous sont aujourd’hui bien étrangères. Une œuvre curieuse au ton humain en contrepied des reconstitutions et documentaires au regard clinique et détaché, qui plonge son spectateur sans rappel ni contexte dans la seconde guerre mondiale. Hayashi est touchant, profondément marqué et prisonnier de ses souvenirs et de ses regrets, lui qui n'aspirait qu'à "partir en mission" et qui rêve sans cesse du visage souriant de ses camarades mort pour la patrie.
Sans nul doute, Parole de Kamikaze sera d'ici peu un document de mémoire - à l'instar des photographies d'Edward Sheriff Curtis pour les amérindiens - témoignage gravé sur pellicule d'une mentalité d'un autre temps.