Un triangle amoureux sans jalousie, mensonge ou drame ! Sublime

Prêter des vies imaginaires aux voisins de table de brasseries et de bars est l'un des délices de la promiscuité urbaine. La scène inaugurale de "Past Lives" de Celine Song commence donc ainsi : deux voix-off s'interrogent sur le trio accoudé au zinc d'un bar new-yorkais à une heure avancée de la nuit. 1 femme et 2 hommes : sont-ils amis ? sont-ils amants ? La scène est d'autant plus savoureuse que l'un des deux hommes semble clairement tenu à l'écart de la conversation.

Quelques minutes plus tard, nous sommes propulsés à Séoul et suivons le quotidien d'une jeune fille de 12 ans et de son meilleur ami jusqu'à ce que celle-ci ne déménage en Amérique du Nord avec ses parents. L'identité du trio est ainsi révélée : d'un côté deux amis retrouvés après des années d'exil, de l'autre l'actuel compagnon, américain, de la jeune femme.

"Past lives" est l'histoire d'un triangle amoureux sans aucun des ingrédients habituels du drame : la jalousie, le mensonge, la rupture. La recette proposée par Celine Song réussit la prouesse d'être à la fois plus digeste et plus gourmet pour le spectateur. Comment ?

Par l'humour et la légèreté, d'abord, incarnés par le mari juif américain tendre et complice avec sa femme, pourtant prêt à accepter dignement son sort : "On a couché pour la première fois ensemble car nous étions les deux seuls célibataires de la résidence d'artiste. On a emménagé quelques mois plus tard car les loyers sont chers à Manhattan. On s'est marié rapidement pour la green card. Je ne peux pas rivaliser avec l'amour de jeunesse qui traverse le Pacifique et fait 15 heures de vol pour te revoir après des dizaines d'années."

Par la maîtrise, ensuite. tant dans la sophistication de l'image - l'amour au temps des réseaux sociaux est très justement représenté - que la finesse du scénario : rien ne dérape. Cette retenue écarte toute sensiblerie ou tentative d'une fable moderne de concubinage à trois - à la manière des Chansons d'amour de Christophe Honoré ou de A trois on y va de Jérôme Bonnell. Les dialogues sont ciselés, sans faire l'économie des traditionnelles questions qui brûlent toutes les lèvres des amoureux : "Est-ce qu'il t'attire ?", "Est-ce que tu l'aimes ?", "Est-ce que dans une autre vie ?".

Par l'émotion, enfin, qui n'advient qu'aux tous derniers instants, lorsque décision est prise dans un dilemme qui n'en était jamais vraiment un. Cette élégante secousse finale offre une vision inspirante de l'amour et pourtant très peu représentée au cinéma : on peut choisir l'engagement tout en honorant les amours passées et celles qui auraient pu advenir, on peut douter et se le dire, on peut aimer l'autre et le laisser véritablement choisir <3