Don Carpenter nous offre une portion de vie : le lecteur est invité à suivre une bande copains aspirants écrivains sur vingt ans. « La Bande de Portland » se forme essentiellement autour du couple charismatique et talentueux formé par Charlie et Jaime. Elle se disloquera peu à peu au gré des allers et venues de chacun entre San Francisco, Hollywood, un centre pénitentiaire.
« Un dernier verre au bar sans nom » est un gros livre de 400 pages rendu extrêmement vivant par ses personnages bien plus que par l’intrigue. A eux tous, ils dessinent pourtant une piètre fresque de l’humanité, comme si les fées s'étaient penchées sur leur berceau pour distribuer alternativement : paresse, égoïsme, lâcheté, jalousie, trahison, perversion, culpabilité. Pourtant, la tendresse avec laquelle leur auteur les fait évoluer, en mettant probablement un peu de lui dans chacun d'eux, déteint dangereusement sur le lecteur. Tant et si bien qu'on comprend, excuse, et soutient, le voleur récidiviste, la mère démissionnaire... et tous ces trop nombreux alcooliques !
Autre marque du génie de Don Carpenter, ses personnages complexes sont à la fois cohérents, crédibles, et totalement inattendus. Si chacun d'eux poursuit un rêve, un idéal, ou tout simplement agit en fonction d'un moteur qui semble très clair pour le lecteur : l'écriture, l'argent, l'amour, etc., des phénomènes de décrochage ponctuent l'ensemble du récit. A mon sens, ils viennent rappeler avec intelligence le mouvement de la vie elle-même : on croit suivre une ligne toute tracée, ou qu'on tente soi-même de dessiner, et on arrive toujours totalement autre part, parfois sans s'en rendre compte et parfois très brutalement.
Dans ce roman, certains couples font l'amour et se disent je t'aime tous les jours, mais décident de divorcer au petit-déjeuner le lendemain. Certains ex-taulards esseulés trouvent enfin l'amour et ne tombent pourtant jamais amoureux... N'en disons pas plus, mais c'est une très belle lecture, moderne et actuelle, tout en étant un roman d'ambiance, de la Beat Generation jusqu'aux débuts des années 70.