Twin Peaks
Après Détroit et les sorties nocturnes d’Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch déplace de nouveau son cinéma dans une ville en friche où la lisière se révèle étroite entre les briques en ruine et le...
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le 24 déc. 2016
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Dans Only Lovers left alive, deux vampires au bout du rouleau (Tilda Swinton et Tom Hiddleston), collectionnaient les guitares d'Eddie Cochran et trompaient leur ennui en faisant de virées dans les clubs rock de Detroit, à la recherche d'un dernier frisson underground. C'est ainsi que Jim Jarmusch se dépeignait en 2014 – accompagnant la sortie du film d'un grand discours nostalgique sur les « vrais » artistes qu'il avait connus à ses débuts (Jean-Michel Basquiat, Robert Mapplethorpe, Les New York Dolls...). Il ne s'en est visiblement jamais remis et ses films, toujours plus ou moins nourris de nostalgie n'ont tracé, à la manière de Johnny Depp dans Dead Man, qu'un long chemin au milieu des ruines. Films romantiques, pourrait-on dire, si Jarmusch n'avait pas été, depuis toujours, un professionnel de la nostalgie, bien moins un héritier (des mythes américains) que le gestionnaire d'un patrimoine culturel, trimbalant de ville en ville sa petite musique mélancolique. On pourrait presque imaginer aujourd'hui un Jarmusch Tour allant de Memphis (Mystery Train) à Detroit (Only Lovers) en passant inévitablement par New York, là où tous les amis du cinéaste (Tom Waits, Iggy Pop, Jack White, Bill Murrray, Steve Buscemi...) se sont donnés rendez-vous à l'époque de Coffee & Cigarettes (2003). Là se situe certainement le cœur du cinéma de Jarmusch : dans le prosaïsme de la conversation de café bien plus que dans la mélancolie affectée de la plupart de ses films (Dead Man en tête).
Jarmusch se voit pourtant comme l'un des derniers poètes du cinéma américain – presque un rebelle se tenant à l'écart de la capitale des « zombies » - Los Angeles, évoquée à travers le personnage de Mia Wasikowska dans Only Lovers. Les zombies ne sont pourtant pas forcément là où il croit et la dernière virée du cinéaste à Paterson (New Jersey) a le mérite de remuer le cadavre d'une oeuvre qui se décompose lentement depuis une dizaine d'années . Mais comme Jarmusch se veut artiste, le cadavre doit remuer poétiquement.
Dans Paterson, un petit couple modeste a pris la place des vampires d'Only Lovers left alive : ils vivent d'art, comme toujours chez Jarmusch. Elle (Golshifeth Farahani) fait de la peinture sur soie et customise des guitares, lui (Adam Driver) écrit des poèmes entre deux tournées de bus. L'illusion que donne le film – en se concentrant essentiellement sur l'effort poétique du personnage masculin (qui s'appelle aussi Paterson) – est d'être une ode à la beauté du quotidien, une Première gorgée de bière revue à l'aune de la poésie minimaliste américaine, dont celle de William Carlos Williams (son nom revient une cinquantaine de fois dans le film). Ce n'est pas pourtant pas exactement cela – à moins d'imaginer que Paterson soit un film d'idiot. La sinistre petite musique du quotidien n'intéresse Jarmusch que parce qu'elle lui offre l'occasion de s'en faire le satiriste. Ce qu'il regarde dans Paterson, c'est le triste reflet du présent à travers le prisme d'un couple de bobos zombifiés, qui représente, comme Mia Wasikowska dans Only Lovers, la décadence contemporaine. Point de vue de vieux con, sans doute, mais Jarmusch ayant toujours été plutôt du côté de la bohème (Stranger than Paradise, 1985) et des voyageurs mélancoliques (Dead Man, Broken Flowers), rien ne doit être plus déprimant à ses yeux que la sédentarité de ce petit couple à vie bien réglée, où chacun s'encourage mutuellement dans sa propre médiocrité.
Difficile de dire comment Jarmusch juge les productions de ses personnages, ce qu'il pense des cupcakes cuisinés avec amour par Golshifeth Farahani et des poèmes en vers libres écrits par Adam Driver. Il est à la fois bienveillant et ironique – car il ne fait pas de doute que les poèmes que l'on entend dans le film sont de qualité très médiocre, qu'ils ne donnent pas envie de découvrir l'oeuvre de William Carlos Williams, et encore moins celle de Ron Padgett (poète contemporain qui a composé la plupart des textes que l'on entend dans le film). Pour lire un vers comme « There will never be anyone like you », autant réécouter l'intégrale de Mariah Carey (qui est aussi, dans ce cas, une poétesse). La médiocrité de la production poétique de Paterson offre pourtant une image assez juste du film : tout aussi limité que sa poésie, il ne peut que prendre le parti des choses (une boîte d'allumettes par exemple), la poésie n'ayant jamais été pour Jarmusch un mode d'existence : plutôt une affaire de citations, donc de culture. A ce titre, le fait que les vers médiocres de William Carlos Williams (et de ses héritiers) succèdent, vingt ans après, à ceux de William Blake dans Dead Man en dit beaucoup sur la sensation d'usure qui traverse Paterson : on est passé en vingt ans du dernier voyage romantique (le fantôme de Blake incarné par Depp) à une poésie de l'insignifiance, ancrée dans un cocon qui ressemble globalement à une chambre-témoin d'Ikéa.
Quand le rêve poétique s'échappe (un bouledogue dévore le recueil de Paterson), il laisse place à une conversation typiquement « jarmuschienne » entre l'apprenti poète et un touriste japonais assis sur un banc devant les Waterfalls de Paterson. Conversation qui relève, comme presque toutes les autres, de la communication culturelle : il est question (encore une fois) de William Carlos Williams. Et la scène de se conclure sur cet aphorisme : « Les pages vides sont parfois faites pour permettre de nouvelles possibilités ». Il faudrait que cette phrase ne reste pas un vœu pieux, qu'elle ne soit pas seulement un tour de magie permettant de conclure le film en beauté, mais qu'elle permette à Jarmusch de se remettre en route, d'abandonner le versant cadavérique de son cinéma et de retrouver son sens du prosaïsme, qui a brillé, pour la dernière fois, à travers le périple de Bill Murray dans Broken Flowers (2005).
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le 23 déc. 2016
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