Twin Peaks
Après Détroit et les sorties nocturnes d’Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch déplace de nouveau son cinéma dans une ville en friche où la lisière se révèle étroite entre les briques en ruine et le...
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le 24 déc. 2016
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Jim Jarmusch et moi, ça a commencé par un vrai coup de foudre amoureux. 1984 « Stranger than paradise » Caméra d’Or à Cannes sort en toute intimité sur les écrans français. Dans le paysage cinématographique d’alors, les réseaux de distributeurs n’avaient pas encore tout à fait compris que le cinéma indépendant (américain notamment avec la montée en puissance de Sundance) trouverait son public. Film noir parfois blanc, bande son et musicale inouïes, errance d’acteurs inconnus et déstructuration de récit donnaient le LA à une carrière. Une sorte de touch reconnaissable d’un auteur qui n’en finira jamais d’enchanter ou d’énerver, de dérouter ou d’ennuyer, mais jamais de passer inaperçu. Suivront, « Down by law », « Mystery train », « Dead man », « Coffee and cigarettes » et un “Broken flowers” très bécasse qui signera la rupture pour ma part.
En 2016, toujours au même Festival de Cannes, les rumeurs d’un come back artistique m’ont pour le moins titillées(comme je l’avais été en 2014 avec les rumeurs autour d’ « Only Lovers Left Alive »). Le film n’eut aucun prix mais, à dire vrai c’est plutôt un gage de qualité ces dernières années. « Paterson » devra trouver son public, sans cette arme médiatique. J’y reviendrai.
Sorti le 21 décembre, il m’était impossible d’y aller pour quelque raison très personnelle. Après les fêtes, de semaine en semaine, il restait à l’affiche. Un signe. De semaine en semaine où je ne recherchais par facilité que ce qui pouvait s’approcher du paysage cinématographique des années 80 (films légers, comédie nunuche ou la qualité française) je me donnais une bonne raison de reporter encore. La belle constance de le voir de nouveau programmé une satisfaction mais le scrupule de ne pas aller au delà de mes aprioris. Acte manqué !
S’il n’y avait pas eu quelques membres de sens critique (devenus entre temps des amis), pour me jeter l’opprobre (je plaisante bien sur !), s’il n’y avait pas eu ce sms laconique à 2h50 « Patterson tu as vu ? » me faisant dire (connaissant bien l’auteur du sms) que le film doit être des plus intéressants, mais aussi ces critiques, bonnes ou non de mes éclaireurs (terme n’a jamais été aussi bien trouvé !), et cette bande annonce dont la périodicité de vision ne faisait que se rapprocher… Je ne l’aurai sans doute jamais vu. C’était un soir de de mai 2017 à la maison, un an après sa présentation officielle !
Qu’importe, je l’ai vu et déjà revu et revu ! Je serai sans doute moins brillant pour exprimer ce que je ressens que la plupart des membres d’ici. Sans doute parce l’exercice est complexe et in fine est-ce utile ? « Paterson » appartient à un genre cinématographique qui se ressent, se vit plus qu’une œuvre dont on peut totalement aborder les tenants et les aboutissants. Les films de Jarmusch reposent presque tous sur cette mécanique. Ce qui les rend fragiles face à un public insatiable d’ahurissement et à la pauvreté intellectuelle des médias qui brûlent aujourd’hui les icônes d’hier. Le contre-courant s’inscrivant dans une logique de renouveau. Si tant est que ce soit de la logique et non un instinct de survie.
Malgré l’apparence douce amère du film, Jarmusch égratigne ce conformisme si bien dissimulé.
Tous les thèmes évoqués, ne seront alors que duplication cynique qu’il projette (au figuré comme au sens propre) d’une société en marche forcée.
Admirable est cette manière de filmer la vie, avec ses nombreuses redondances, ses quelques petits incidents de parcours qui lui donnent une trompeuse apparence de vide. Du lever au coucher, se sont presque les mêmes situations, les même gestes ou paroles qui font que Paterson est un homme à la limite du zombie (apparence physique en moins).
Son échappatoire ? La poésie. Son précieux « carnet d’épures » sur lequel il consigne chaque matin, l’œuvre mûrie entre jour et nuit. Des mots simples, des idées, de la création ou re création.
Et s’il vient à perdre ce carnet, le tourment est de courte durée. Après tout, qu’est-ce qui semble essentiel ? Accumuler une œuvre, répliquée à outrance et provoquant se déperdition, tel un Picasso qui, s’il vivait encore aujourd’hui, dessinerait une ligne de couverts pour Lidl ? Ou bien alors, le fait de savoir que demain il y a une nouvelle possibilité de composer un chef d’œuvre, se stimuler dans le sens où il y a un risque, mais surtout la joie de créer l’inédit, le plaisir, non pas ostentatoire, mais celui beaucoup plus simple d’avoir recréé le beau, de relater au plus près la vie.
La perception du couple est également traitée avec originalité. De prime abord, ils n’ont rien qui puisse les rapprocher. Mais cette distance vient au contraire les souder, l’effort imperceptible que tous deux produisent pour mieux se connaître, fait qu’au final à chaque coucher ils ont absorbé une partie de ce qui fait l’autre et que cette part d’eux-mêmes se retrouve implicitement au cœur du couple le lendemain au réveil, changeant un geste, une attitude.
Redondance de vie, création(s) artistique(s), couple, poésie... et de s’interroger si après tout, Paterson n’a pas trouvé en lui et dans cette vie frustre, aux travers de toutes ces apparences trompeuses, le Saint Graal d’un bonheur à peine dissimulé mais qu’il tient à préserver ? Devenant une sorte de Diogène des temps modernes, débarrassé de toutes scories cyniques, pour ne conserver que celle du bonheur simple ?
Et à Jarmusch de balancer une claque phénoménale à cette société dangereusement consumériste, où les performances, la paranoïa, l’individualisme désincarnent l’humain, le prototysent pour n’en faire qu’un élément insignifiant de fonctionnement sociétal ?
En 1983, dans « Stranger than paradise », Eva, en pleine illusion de l’eldorado américain quittait la Hongrie pour rejoindre son cousin Willie en Floride. Plus de trente ans après, l’illusion s’est estompée, le chemin de l’intériorité semble plus rationnel.
A chacun de trancher ! Pour ma part, si j’arrivais au niveau d’humilité de Paterson, pour qui la vie ne semble jamais être une contrainte, si tous les matins avant même que le réveil ne sonne (ou la montre magique) je trouvais en moi cet élan à la vie, à la création je veux bien un temps m’installer dans un tonneau à Paterson.
Méticuleusement filmé, incroyablement bien construit et formidablement interprété (Adam Driver tient du génie !) « Paterson » est le meilleur film de Jarmsuch et vraisemblablement l’un des meilleurs de la décennie.
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le 15 juin 2017
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