Le papier qui suit divulgue l’intégralité de l’intrigue du film.
Pauvres Créatures de Yorgos Lánthimos ou l’histoire de Bella, créature façonnée par le docteur Godwin à partir du corps d’une femme enceinte suicidée et du cerveau du bébé que cette dernière attendait.
On lit et entend à propos de Pauvres Créatures qu’il est une ode à l’émancipation féminine. A-t-on vu le même film ?
Dès le début du film, la condition de Bella est celle d’une femme-enfant captive, dépendante de Godwin, son père et créateur, dieu parmi les hommes.
Elle décide, à mesure qu’elle grandit, de visiter le monde d’elle-même. Godwin ne la retient pas. Pourquoi ? Sa démarche est celle d’un scientifique, pour qui le l’hypothèse prime. Il s’agit également de la volonté de Lánthimos. Que se passerait-il si l’on mettait un cerveau de nouveau né dans un corps d’adulte ? Et si cet enfant découvrait son corps… Et si son exploration du monde passait d’abord par les sens et la sexualité... Sauf qu’à la fin du film, Bella finit tout de même par revenir de son propre chef dans la maison qui l’a vu naître en tant que créature. Elle revient vers Godwin qu’elle admire en lui annonçant vouloir effectuer le même métier que lui. En termes d’émancipation, on a déjà vu moins ambigu. L'ambiguïté est justement ce qui fait la force de l’intention de Lánthimos. En science, il n’y a pas de bien et de mal, il n’y a que des hypothèses, vérifiées ou non. Des démarches intellectuelles suivies de démonstrations. Si une hypothèse est vérifiée, on en tire des conclusions d’où naîtront d’autres hypothèses.Toute l'œuvre du réalisateur est traversée par ces problématiques que certains spectateurs qualifient de froide misanthropie alors qu’elles se situent à l’endroit des expérimentations.
Une fois que Bella quitte le lieu où elle a été créée, elle confronte son esprit et son corps aux réalités d’un monde qu’elle ne connaît pas.
Il est donc tout à fait logique que, brute, elle ne connaisse ni ne comprenne les us et coutumes de la société qu’elle découvre.
Rebondir sur le sexe d’un homme, ça fait du bien, alors pourquoi arrêter ?
Ces pâtisseries sont bonnes, pourquoi s’arrêter d’en manger ?
Cette vieille femme dit ne plus avoir de relations sexuelles pourquoi m’empêcherai-je de lui signaler que cela est triste ?
Je pourrai décliner ce schéma pour toutes les situations dans lesquelles Bella interagit avec le monde : les sens et le plaisir immédiat l’emportent toujours.
En définitive, Bella a été sauvée par Godwin. Femme d’un homme manipulateur, possessif et violent soit le tiercé dans l’ordre, elle se suicide alors qu’elle attend un enfant de son geolier. C’est donc le fruit d’une relation qu’elle rejette jusqu’à la mort qui va être moteur de sa renaissance. Sauf que, ayant gardé son corps d’adulte, Bella est en tension permanente. Un enfant dans un corps d’adulte. Une erreur que la nature n’aurait pas pu commettre. Là encore, le cas du dr Godwin est éloquent. Lui-même cobaye vivant, il a subi de son père des expérimentations nombreuses tant sur le corps que sur l’esprit. Qui dit esprit et société humaine dit morale, souvent tordue par le film. Si Godwin ne copule pas avec sa création, c’est avant tout, pragmatiquement, parce qu’il ne peut pas le faire. Les faits avant leur interprétation morale.
Il en va de même pour le rapport au monde des adultes et de leurs politesses contre-nature.
Cette nourriture est mauvaise, pourquoi la garder en bouche ?
Cet enfant pleure et cela me gêne, pourquoi ne pas le frapper pour que cela cesse ?
En réalité, Bella ne se pose pas ces questions, elle vit pour les sensations que son corps lui procure. Sans prétendre appréhender l’intégralité des intentions de Lánthimos, on peut a minima lui prêter le bénéfice de la cohérence.
Pourtant, quand Bella dit visiter le monde, elle ne s’arrête que dans certaines grandes villes. Son voyage est aussi étriqué que sa candeur fascinante. Du monde, elle ne voit qu’à travers la lorgnette. Quand elle découvre ce qu’est la réalité de cet univers, dans sa laideur : misère, faim et mort, le choc est total. A deux pas d’Alexandrie la grande, la magnifique, en son sein même, la part obscure de l’humanité. De la société hyper-développée au ciel irréel à la souffrance des corps en décrépitude. Une marche haute qui synthétise le trajet d’une vie.
Quant au rendu factice de ce monde, il ne fait qu’accentuer la fable et sa portée.
Un ciel imaginaire, des bâtiments aux architectures singulières, des personnages très expressifs, le tout filmé et sublimé par les fish-eyes, les fameux plans de Yorgos Lánthimos qui permettent à cet univers de déformation de prendre vie en troublant les perspectives, les corps ou encore les bâtiments.
Quand l’excès de faux devient du vrai.
Incarner le fait que toutes les conventions, politesses et autres carcans sociaux ne font qu’aller à l’encontre de l’instinct primaire. Le monde n’est fait que de faux. Le bâteau de croisière, dans un plan où il apparaît intégralement, n’est visiblement qu’une maquette à taille réduite. Toutes les villes sont uniques mais se ressemblent, comme autant de jouets pour Bella. Les robes ,costumes et apparats, autant de brillantes parures bien vaines. Etre ou paraître, telle est la question fondamentale dans Pauvres Créatures. Cette dichotomie, si elle s’illustre de bien des manières, s'incarne surtout dans la science. Godwin se moque pas mal du paraître et de la morale des hommes. Il a une hypothèse et met tout en œuvre pour la vérifier, étant lui-même sujet d’expérimentations variées, son corps écorché en témoigne. Il ne s’en soucie guère que pour des raisons individuelles. Le regard des autres lui est égal. L’être, la vie, avant le paraître. Les codes sociaux, sans lui être complètement étrangers, ne sont que distractions, lui qui ne vit que pour la science.
Les trajectoires de Godwin et Bella sont mises en parallèle, le monstre qui devient créateur, la créature qui devient scientifique.
Au rang des conventions sociales volants en éclats par l’entremise de Bella : l’argent. Amoureux transi et amant d’exception, elle n’a pourtant connu que ses performances, Duncan est un anti-Bella. Il se préoccupe de son argent qu’il souhaite préserver là où Bella ne voit que ce que l’argent permet. Après tout, si ce qui lui fait plaisir peut lui permettre de gagner de l’argent, elle ne se pose pas la question d’objecter quoi que ce soit. Quand Duncan se soucie de la morale, elle ne vit que l’instant présent.
Si le récit est effectivement le théâtre d’une découverte de soi, du monde et de ses plaisirs, il est également en proie au doute, à la fatalité et aux malheurs. Bella a fui un mari violent et possessif pour être recueilli par un ersatz de Frankenstein, démiurge tout puissant qui a fait d’elle un objet d’étude fascinant. Sa plus grande réussite, irremplaçable malgré ses essais, libre au-delà de ses espérances. L’apparente froideur de la démarche de Lanthimos est en réalité un pragmatisme pensé et très fertile. Nul besoin de se répandre en bons sentiments, il suffit de laisser la créature prendre vie.
Bella est. Le monde paraît. Ce n’est qu’en voyant de ses propres yeux, la société humaine débarrassée de son vernis que Bella prendra conscience. Une conscience qui se développe, s’enrichit à chaque mise à l’épreuve. Si riche qu’elle puisse être, Bella demeure une pauvre créature pour qui la vie vaut la peine d’être vécue.