Support: Bluray
J’avais bien aimé The Lobster, mais ne peut nier la torpeur dans laquelle il m’avait plongé, trop précieux pour pas grand chose. The Favorite m’avait plutôt emballé, plus terre à terre mais mieux rythmé. Je me lançais donc dans Poor Things avec une curiosité certaine, mais sans emballement particulier. Mais Yórgos Lánthimos a enfin su m’embarquer dans une vision du cinéma à laquelle j’adhère pleinement, mariant un discours un tantinet démonstratif mais brillamment mené avec une recherche esthétique initialement inquiétante qui finit cependant par me conquérir.
L’histoire est celle d’une créature de Frankenstein inversée, une femme sortie de l’esprit d’un scientifique fou (mais ô combien pragmatique) dotée d’un corps adulte mais de l’esprit d’un poupon. Elle va devoir apprendre la vie, mais son artificialité ne la soumet pas aux entraves du conditionnement social. Elle est donc libre de s'épanouir en toute indépendance du regard que pourrait lui porter la société, et d’apprendre le monde autant qu’elle s’apprend elle-même. Tour à tour puérile et violente, adolescente et à la libido débordante, assagie et en quête de sens profond, elle effraie par son dédain des normes et de la convenance plutôt que par son physique, qui lui attire le regard libidineux de bien des hommes. Poor Things est une fable sur la découverte, un Candide à l’écran.
On nous entraîne donc Londres à Lisbonne, en passant par la Méditerranée et Paris, dans un roadtrip fantasmagorique où les personnages rencontrés seront autant de facettes du vivre que Bella doit conscientiser. La naïveté originelle se nuance par le sexe, tantôt enjoué, tantôt dédaigneux, l’appréhension des maux qui régissent l’humanité, le questionnement philosophique de ce que cela signifie d’être. Bella passe d’un être ahuri à une figure raisonnée accomplie, une destinée similaire à celle du personnage éponyme du roman Des Fleurs pour Algernon, sans le rabougrissement intellectuel tragique.
Ce Voyage en Absurdie fonctionne d’autant plus qu’il s’accompagne du jeu formidable des acteurs. Emma Stone suit l’évolution mentale et morale de son héroïne à la perfection, tandis que Mark Ruffalo se révèle génial en dandy bouffon, perdant ses moyens face à une femme qu’il ne comprend pas. Defoe quant à lui, grimé comme le monstre du roman de Mary Shelley, surprend sans cesse par les motivations qui le poussent, plus issues d’une curiosité scientifique que de l’empathie initialement perçue. Tous se concordent pour procurer des moments hilarants dans les dialogues et les gestes, décalés et inattendus.
Lánthimos accompagne son récit de visuels en carton pâte et en CGI nébuleuse, en angles de caméra incongrus, en objectifs déformants, et en colorimétries qui noient la cornée dans les effets déstabilisants. Se crée alors un hybride de Wes Anderson et Jeunet-Caro, qui, s’il agace au premier abord, finit par être accepté et appuie l’immersion dans l’étrange. La musique de Jerskin Fendrix, expérimentale à souhait, subvertit ou amplifie l’émotion des scènes par son abstraction. C’est sans doute ces choix qui sont les plus clivant, tant ils semblent ne rien apporter d’autre qu’une ambiance à laquelle on accrochera ou non.
Poor Things a su m’embarquer dans sa bizarrerie, me faisant rire à gorge déployée (ce qui est somme toute très rare), m’immergeant dans son périple visuel et philosophique, et me rendant beaucoup plus enclin à laisser une chance aux autres œuvres de son auteur, quand bien même celles-ci sont à priori d’un autre ton. Une expérience mémorable et enlevée que je ne manquerais pas de revivre un beau jour.