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Un conte philosophique au ras des pâquerettes

"Poor things", le nouveau film de Yórgos Lánthimos (The Lobster, La Favorite, La Mise à mort du cerf sacré) est un récit d'initiation et un conte philosophique qui suit le développement de Bella Baxter, monstre de Frankenstein moderne née de la transplantation du cerveau d'un nouveau-né dans le corps de sa mère décédée. Le film raconte les pérégrinations de cette femme-enfant qui s'enfuit du foyer d'un créateur trop étouffant (Willem Dafoe), pour découvrir tour à tour la joie des plaisirs physiques et sexuels, la philosophie, la cruauté du monde et les vicissitudes du patriarcat.

Le film, encensé par la critique et fort d'un Lion d'or, déçoit d'abord par son fond. Vendu comme un conte philosophique, le film reste très simple dans ses idées et ne déstabilise jamais par son originalité ou sa profondeur : le monde est inégalitaire, la liberté (surtout sexuelle) c'est bien, les conventions sociales c'est mal... On a beau chercher, rien de révolutionnaire dans ce film dont l'histoire est pourtant riche en potentiel. Des thèmes entiers restent inexplorés, comme le rapport entre le corps et l'identité (la révélation que Bella habite en fait le corps de sa mère décédée n'aboutit sur aucun questionnement identitaire de sa part), les limites ou non des idéologies (plusieurs références au socialisme sont faites sans pour autant que la question ne soit proprement explorée), les dangers de la confusion entre hédonisme et exercice d'un libre-arbitre plus profond (le film semblait aller dans ce sens... mais l'arc de la maison close rend la morale ambiguë). Bref, de la philosophie de comptoir qui ne surprend jamais par la profondeur de sa réflexion.

Même si le film essaie désespérément de les faire passer pour de grands philosophes, les deux intellectuels que Bella rencontre au milieu du récit ont un discours très creux. C’est tout juste si on apprend qu'un personnage se réclame "cynique" parce qu’il rejette les idéologies et ne croit en rien, bref une définition de dictionnaire. Rien ne déroute, rien ne surprend, aucune idée ne force la réflexion, et on en ressort avec l'impression d'avoir relu sa vieille copie de philosophie de terminale.

La vision qu’ont les scénaristes du féminisme laisse perplexe. Ironiquement, le film réussit le tour de main de proposer à la fois un discours féministe plus que convenu ; et une définition plus que discutable de l’émancipation féminine. D'abord le discours simpliste : girl power, faites ce que vous voulez de votre vie et de votre corps. Si le propos est important à rappeler, il est lassant de voir un énième film le brandir et l'agiter dans tous les sens comme s'il avait inventé quelque chose de révolutionnaire.

A l’inverse, la banalisation sans nuance de la prostitution qui traverse tout le film est plus que douteuse : absolument aucune mention du fait que les prostituées du bordel le font sûrement par pression économique (être prostituée, c'est une expérience sociale pour Bella et un moyen d'être "your own mean of production" pour Toinette), aucune remarque sur le potentiel impact de cette activité sur Bella (sa seule critique est qu'elle aimerait choisir des clients "plus beaux"...) aucune réflexion sur le lien entre sexualité, amour et intimité, que Bella aurait pourtant pu découvrir... Par ailleurs, le décalage entre l'immaturité intellectuelle et émotionnelle de Bella et la vie sexuelle de plus en plus débridée que les hommes qu'elle rencontre la poussent à expérimenter n'est absolument jamais évoqué. Si le film est volontairement absurde sur ce point et n'a pas pour vocation d'être un récit réaliste, ce décalage et la non-question absolue du consentement peut interroger.

De façon générale, pour un film qui parle autant de sexualité, le traitement du sujet reste très pauvre. La sexualité n'est que pur plaisir physique, l'amour en est toujours exclu. Pour un film si féministe, on pourrait aussi reprocher la mise en scène, qui ne sort jamais des sentiers traditionnels d'un bon male gaze pur jus : presque aucun préliminaire montré à l’écran, aucune mention du clitoris en dehors du discours sur l’excision, les (trop nombreuses) scènes sont une interminable suite de plans de pénétration dans diverses positions, et si Bella apprend à explorer la pluralité des désirs et fantasmes masculins en maison close, jamais elle n'apprend à découvrir ses propres préférences ou à explorer sa propre sexualité en dehors des "furious jumpings". Ce qui mène à un autre défaut du film : si l'histoire est celle d'une initiation et d'une quête d'identité, quelle est l'identité de Bella à la fin, construite via ses multiples aventures ? On ne saura jamais. Sa personnalité est la même qu'au début (une femme-enfant en dehors des conventions, quoi que plus posée et réfléchie), qui aime la médecine. Même ses liens avec les autres personnages sont expédiés : elle a une amourette avec son amie de maison close et finit par se marier avec son fiancé du début - avec lequel elle ne semble pourtant pas partager grand-chose.

Pour finir, si on peut saluer l'originalité et l'audace de la mise en scène et des décors, l'usage du CGI rend l'image assez laide (notamment pour l'épisode à Alexandrie), et le côté carton-pâte steampunk sort parfois du film. Les cinéphiles apprécieront la créativité, mais on s'arrêtera là.


Pour conclure, un conte philosophique ras les pâquerettes, un récit d'initiation qui peine à convaincre, et un film féministe douteux qui semble tout droit sortir de l'esprit d'un homme pseudo-éveillé des années 70. Même la performance d'Emma Stone ne parvient pas à rattraper le film.


B-tina
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le 22 janv. 2024

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