Yorgos Lanthimos signe son huitième film avec Pauvres Créatures, fable étrange et vive, récompensée à Cannes par le Prix du Scénario. Sorti la même année que Barbie, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre les deux héroïnes qui découvrent chacune à leur façon le monde pour la première fois, ainsi que leur propre humanité. Bella n’est pas sans rappeler aussi la Leeloo du Cinquième élément, avec une nouvelle appréhension du langage et de l’enveloppe corporelle, si ce n’est que Leeloo n’est finalement pas humaine.
Aussi, le discours original du film s’inscrit dans un féminisme assumé et intelligemment développé, à travers un parcours d’apprentissage aussi touchant que violent. Celui-ci va s’attaquer au sujet aussi simple que la complexité de notre humanité et la vie en société qui en découle. C’est l’aspect un peu simpliste du film, car il est difficile d’aborder un sujet aussi vaste sans quelques raccourcis, voire quelques clichés. On pourrait traiter Lanthimos d’un peu naïf, mais ce serait cruel. En accéléré, Bella reçoit, et par la même occasion nous donne, une leçon sur la nature humaine. L’inné face à l’acquis, la quête de l’amélioration, l’apprentissage de l’équilibre par l’excès, la maîtrise de nos pulsions, tout y passe.
Mais ce n’est pas là que réside le cœur du film, d’où sa subtilité. De ce très large spectre, on va passer à une étude des relations, notamment des relations hommes-femmes. Les hommes qui entourent Bella sont faillibles, imparfaits tout comme elle. Mais ils se pensent le contraire. Dans une société qui les a valorisés (par la connaissance, l’argent, le pouvoir), il est impossible pour eux de concevoir leurs limites, leurs erreurs et plus généralement leur bêtise. Tous gouvernés par leurs pulsions, Bella va finir par les surpasser après son passage à Paris. Elle devient maîtresse de ses envies et de ses instincts. En développant un intérêt pour le monde intellectuel en plus du monde charnel, elle se distingue de ces hommes qui se sont enfermés dans l’un ou l’autre. A l’exception de Max, qui reste finalement le meilleur d’entre eux, du début à la fin. Par ce lien « d’emprisonnement » que Bella finit par avoir avec tous les hommes qu’elle connaît, Lanthimos nous permet de déconstruire un schéma sociétal ancré, et dépeint l’absurdité d’une soumission imposée de la femme par l’homme. Ses propos sont défenseurs de la libération des femmes, dans tous les sens du terme.
Mais le véritable sujet du film est encore plus resserré, et des relations on aboutit surtout à un portrait de femme, individuelle, de Bella Baxter. On suit du début à la fin son éveil (enfin plutôt son réveil), et le développement de sa conscience propre. Développement qui passe par beaucoup de biais, en premier par la sexualité. Les scènes de sexe un peu trop nombreuses sont d’ailleurs également un peu longues. Mais à tous ceux qui critiquent un anti féminisme de Lanthimos parce qu’il ramènerait la femme à sa seule condition sexuelle, je répondrais qu’on n’a pas vu le même film. En tout cas pas jusqu’au bout. Bella s’émancipe de cet éveil sexuel qu’elle expérimente en découvrant le monde, pour grandir justement au dessus de ses pulsions et découvrir une vie intellectuelle bien plus intéressante que sa vie charnelle. La preuve en est dans le sublime final du film: elle a épousé le seul homme avec qui elle n’a jamais couché. En critiquant la sexualité de Bella, on blâme un personnage pour les expériences qui l’ont construite. C’est tout le but d’un récit initiatique, Bella réagit à l’instinct, à l’excès, puis apprend petit à petit à travers ses émotions, ses désirs, la société dans laquelle elle évolue, à devenir elle-même. Elle ne veut faire que de nouvelles expériences, comme elle ne cesse de le répéter, jusqu’à ce qu’elle devienne plus mature et réfléchie. Le film décrit une quête d’identité radicale, qui ne part littéralement de rien, d’un cerveau d’enfant, pour arriver à une femme adulte indépendante et épanouie. Les différentes étapes qu’elle traverse sont le reflet gothique de ce qu’on traverse tous dans la vie, pour arriver à cette fin. C’est un monde merveilleux où l’on voudrait vivre, entouré de femmes libres, en éveil, indépendantes, et d’hommes bons qui les soutiennent, tandis que les mauvais ne restent que des animaux à la bêtise ridicule.
Yorgos Lanthimos nous inclut intimement dans l’évolution de Bella. Elle grandit en même temps que le spectateur. Le film commence en noir en blanc lorsqu’elle a une perception limitée, comme nous, du monde qui l’entoure. La musique est enfantine, le langage est primaire, elle est un peu perdue et nous aussi. Puis voici des couleurs pastel, pour les premières découvertes du monde extérieur. Monde que théoriquement nous connaissons, mais les décors du film nous plongent dans une autre réalité. Les couleurs deviennent plus vives lorsque Bella se frotte à un aspect plus dur et cruel de la société, pour finir par les couleurs sombres qui caractérisaient son suicide du début, chez son ancien mari qui incarne à lui seul la cruauté même.
La performance d’Emma Stone est louée et récompensée à juste titre. Elle traverse tout au long du film plusieurs âges mentaux pour finir, sans qu’on s’en aperçoive, adulte. Elle crève l’écran pendant près de deux heures et demi dans ce rôle à la physicalité décalée et ardue. On remarque bien sûr un Mark Ruffalo dément dans un rôle comme on ne lui en connaît plus, et Willem Dafoe, parfait en monstre empathique.
Ce voyage initiatique de Bella est si fantastique qu’il peut rebuter, en fonction des sensibilités de chacun. Mais lorsqu’on est touchés, alors tout marche et on est emporté dans ce grand (trop long) film. Le final me restera longtemps en mémoire, aboutissement attendu d’un récit long, aventurier, et souvent épuisant pour Bella, que l’on est si heureux de voir heureuse.