Precious Pearl
En toute logique purement sémantique cette préquelle de X aurait du s'intituler W. C'est finalement sous le titre de Pearl que Ti West revient nous coller un bonne claque cinématographique dans la...
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le 19 nov. 2022
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Robin Wood (le meilleur critique de cinéma de tous les temps ? le jury est partagé) n’a plus beaucoup écrit pendant ses dernières années sur cette planète – mais l’un de ses derniers grands textes est sa critique du film de Takashi Miike, Audition. Il y fait une analyse très juste de la façon dont le film, à bien des égards, se sert des structures du Hollywood classique (le « film de femmes », la comédie de remariage) pour créer une authentique proximité émotionnelle avec l’antagoniste, Asami. La question posée, en somme, est - qu’est-ce qui se passerait, tant dans nos cerveaux qu’à un niveau purement artistique, si l’on arrivait à étendre une pure et complète empathie aux monstres de cinéma ? Si l’on arrivait à embrasser avec la même bienveillance une femme-enfant qui tronçonne des gens à la corde de piano, et, disons, Katherine Hepburn dans L’Impossible Monsieur Bébé : comme des figures similaire, expressions des mêmes contraintes, des mêmes émotions, de la même vulnérabilité, séparées simplement par la barrière du genre filmique, et par la dictature du bon goût.
On se demande si Ti West a lu ces mots avant de réaliser Pearl, le deuxième volet de son triptyque sur les femmes, le cinéma et la célébrité, tant ils pourraient lui servir de frontispice. Si X, l’incroyable premier volet, avait un petit côté « La Nuit Américaine rencontre Massacre à la Tronçonneuse », on est en effet ici plus du côté d’Audition revu au prisme du Magicien d’Oz. Si l’on peut se permettre une telle comparaison, forcément réductrice.
En effet, Pearl va loin, très loin dans l’empathie envers ce personnage principal – plus loin sans doute qu’Audition, où Asami est essentiellement vue à travers les yeux du héros. Et Pearl va aussi très loin dans la tragédie : la grande trouvaille de X, c’était de reprendre les canons du film d’exploitation des années 70, en remplaçant toute la distance grinçante, le grotesque cynique, par une humanité aussi vulnérable que condamnée. Pearl n’est rien si ce n’est un approfondissement de cette logique : alors que le troisième acte de X, sans jamais renoncer au pathétique, offre tout de même une échappatoire au spectateur à travers le « spectacle » du slasher, le côté ludique inhérent aux structures de genre – Pearl reste constamment dans cet emprisonnement psychologique, contemplant un destin inévitable. Les quelques scènes de meurtre ne sont pas spécialement amusantes, ou même tendues : elles arrivent simplement, comme elles devaient toujours arriver (ce côté très ramassé, très tendu vers ces objectifs est probablement le plus gros défaut du film, qui n’atteint probablement jamais les sommets de X ou d’Audition – mais on ne peut guère le blâmer pour rester dans une démarche cohérente par rapport à ses thèmes et à sa mise en scène).
(Au demeurant, il est dommage de constater, dans la réception de X en France, que de nombreux critiques aient vu dans le troisième acte de X une trahison du propos et de la structure narrative des deux premiers : au contraire, il est primordial que les canons du slasher soient convoqués pour que le film puisse activement les remettre en question. Utiliser la figure de la final girl a beaucoup de sens lorsqu’on critique activement la course à la célébrité, lorsqu’on l’utilise comme un totem de la relation compliquée d’Hollywood à la fémininité, la violence et le corps féminin. De même que partir dans la violence décomplexée du slasher permet de s’interroger sur ses codes, son positionnement moral : comment sont nés ces monstres de slasher, quel intérêt y-a-t-il à transformer le refoulé, la vieillesse, la sexualité – en créatures ? Et n’est-ce pas une tragédie que de voir des êtres humains ainsi métamorphosés en pure figures antagonistes, leur vulnérabilité ignorée par la nécessité primordiale d’un récit qui les écrase, les compresse, les réduit à néant ? – parenthèse terminée)
Pearl est en effet un film qui dépend beaucoup de son statut de suite : on sait, dès le début, que l’héroïne est condamnée à ne jamais réaliser aucun de ses rêves, à rester dans cette ferme où elle pourrira lentement. Et, dans ce qui fait tout l’intérêt du film, Pearl elle-même le sait – en tout cas, elle a une bonne idée des probabilités, qui ne sont pas en sa faveur. On n’est pas juste dans l’ironie dramatique, mais dans le malaise existentiel. Elle n’a que deux choix : soit elle parvient à atteindre ses rêves de glamour hollywoodien, soit elle reste, et ce surplus d’énergie, cet érotisme, cette ambition, la rongera jusqu’à la transformer en monstre. Aucune des alternatives n’est enviable. Dans les deux cas, l’être humain est désintégré. Peu importe que l’on soit objet de dégoût ou objet de désir : on reste un objet. Une icône. Si elle se rend à Hollywood, elle sera comme ces vedettes de film que lui montre le projectionniste : une impression d’un corps sur du celluloïd qui servira d’objet masturbatoire. Et l’on sait déjà ce que le chemin de la monstruosité lui réserve : un monstre grotesque, le visage de Mia Goth recouvert de prothèses, dont les moindres désirs seront perçus par le public comme repoussants et inhumains (ce public existe d’ailleurs dans la diégèse de la série : elle est capturée par la caméra dans X, devient partie de ce « fucked up horror movie »). Ce rapport à l’idée d’objet, de réification, structure d’ailleurs certains des moments les plus marquants du film : voire toute la scène où elle se sert d’un épouvantail comme sex-toy. Une figure seulement à peu près humaine, un contenant sans contenu – il est autant son reflet que son godemiché. Ou encore le dernier plan (incroyable) du film, ce sourire faux et agonisé que Mia Goth tient pendant dix bonnes minutes, le temps que les crédits défilent. Elle devient figée par la structure même du cinéma, immobilisée jusqu’à devenir une parodie d’elle-même. Même le meurtre final de sa meilleure amie suit cette logique : l’agence de casting voulait une all-american girl blonde, et toutes les femmes de ce type peuvent devenir interchangeables quand on les voit seulement comme objets, comme tableau statistique servant à constituer un sacrifice de bouc émissaire. Ou encore tous ces animaux nommés d’après des stars du muet …
Mais bien entendu, cette alternative est fausse. « On a toujours le choix » - c’est un cliché, mais c’est vrai. Et le film en est évidemment conscient : l’audition à laquelle Pearl doit se rendre ne représente vraiment pas sa chance à Hollywood. Si elle réussissait, elle serait au mieux réduite à faire le french cancan devant quelques paysans bourrus de la Bible Belt. Mais la simplicité d’un choix binaire (et on pourrait beaucoup parler de « binarité », par rapport à ce film, notamment en ce qui concerne le genre, et le fait que lorsque Pearl embrasse son rôle de méchant de slasher à la fin du métrage, cette acceptation soit mise en parallèle avec le fait qu’elle accepte son rôle de femme au foyer, qu’elle rejetait auparavant) est plus facile à accepter, plus propre que la réalité. La vraie maladie de Pearl, plus qu’un problème mental, c’est la fiction – c’est le cinéma. Sa vie a été infectée par la fiction, comme si madame Bovary avait troqué l’arsenic contre une machette et un masque de hockey. Elle ne peut se considérer elle-même que comme un personnage de fiction, soumis à des dilemmes cornéliens, à des problématiques de scénario, plutôt qu’à la complexité de la vraie vie : deux choix menant tous deux à la damnation plutôt que la difficile construction d’un futur. Le travail de Ti West sur les personnages secondaires est particulièrement signifiant à ce niveau, en particulier en ce qui concerne la mère de Pearl. Le stéréotype est évident, elle sort tout droit de Carrie, mais le script fait très attention à éviter le manichéisme. La mère a, après tout, parfaitement raison lorsqu’elle déclare que sa fille est dangereuse pour elle-même et les autres et qu’elle a perdu contact avec la réalité ; et, qui plus est, sa rigueur est de plus ancrée dans le contexte socio-politique de l’époque, avec cette famille d’Allemands dans un monde qui vient juste de se relever de la Première Guerre Mondiale. Elle n’est pas excusée, mais elle est contextualisée – comme l’est Pearl, d’ailleurs, avec le contexte de pandémie qui fait évidemment écho à l’actualité (qui n’est pas tenté de plonger dans un monde de fiction après des années de confinement ?).
Pearl n’est pas la seule à être infectée par le cinéma, au demeurant. Tout le film l’est – comme c’était le cas dans X, avec ces sautes d’images rythmant le récit et la narration. La campagne est saturée d’un Technicolor qui fait l’effet lovecraftien d’une couleur tombée du ciel, magnifiquement transcrite par le directeur de la photo, Elliot Rocket. Et le premier plan reprend exactement celui de X, où les portes de la grange mimaient un écran en 4/3, donnant l’impression d’une caméra, à travers laquelle nous allons percevoir tout le reste du film.
Pour autant que Pearl soit un film éminemment cynique quant à la célébrité et à Hollywood, il ne condamne pas non plus le cinéma – et c’est ce qui le fait passer de simple étude psychologique à quelque chose de beaucoup plus fort émotionnellement. Le même processus qui condamne Pearl à l’aliénation est aussi celui qui nous permet de nous attacher à elle, qui nous fait oublier son destin pourtant inévitable, qui nous laisse croire que peut-être, elle parviendra à réaliser ses rêves. La scène de l’audition, où elle perd complètement le sens de la réalité et se retrouve transportée dans un show de music-hall, est magnifique – comme le sont les moments où elle danse. Elle-même ne peut jamais atteindre cette transcendance, mais elle la touche du doigt, la matérialise à l’écran, arrive à atteindre quelque chose d’immatériel, de mystique. C’est tout le propos du film : un éloge du cinéma, et du cinéma de genre en particulier, comme une force magique et dangereuse, une épée à double tranchant. Capable de détruire des vies à force de déréalisation, comme de les faire toucher à l’infini. Ce qui est le cas de Pearl, quand on y pense. Elle va se décomposer et mourir, mais elle existera toujours sur la pellicule du film. Son passé est déjà une résurrection, après tout : nous, le public, avons vu X avant de replonger dans ses origines. Et le corps de Pearl, sous les traits de Mia Goth, va être régénéré dans le personnage de Maxine, qui suivra le même parcours, les mêmes métamorphoses cinématiques. C’est dire la force de la proposition de West : partir du slasher pour arriver au samsara. Un très grand film.
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le 16 nov. 2022
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