La vie à coups de javel
Perfect Days version Wim Wenders, c’est la chanson au singulier de Lou Reed, sans l’âpreté de la voix de Lou Reed, sans l’ambiguïté de son “You’re going to reap just what you saw”, geste de...
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le 16 déc. 2023
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Ah, savoir cueillir l'instant présent ! Le fameux Carpe diem qui fit naguère le succès du Cercle des poètes disparus et nourrit depuis des décennies les mouvements New Age... Une notion au centre du bouddhisme aussi, ce qui fit écrire à Heyrmann de Keyserling que c'était une "philosophie de la médiocrité", sans que le mot n'ait rien de péjoratif. Puisque tout est impermanence, comme l'eau qui coule, la seule vérité réside dans l'instant. Et l'accès au bonheur tient à une seule chose : l'attention. Present ne signifie-t-il pas cadeau en anglais ? Ce cadeau est parfait tel qu'il est, autre précepte du bouddhisme : il n'y a rien à demander à une quelconque divinité, juste à comprendre que les choses sont telles qu'elles doivent être. Et apprendre à les savourer. (Ce qui n'empêche pas, dans les pays bouddhistes, des foules entières de se rendre dans des lieux de culte pour exprimer leurs voeux : l'humain est ainsi fait...)
Lorsqu'on axe son film sur ce sujet, on est sûr de faire se pâmer tout un public. Par exemple celui du Masque et la Plume, qui a élu ce Perfect Days meilleur film étranger de 2023. Globalement assez en phase avec ce public (j'avais vu 8 des films de chacun des palmarès), j'ai voulu vérifier que je n'étais pas passé à côté d'une perle. Je ne fus sans doute pas le seul à être influencé par la fameuse émission puisqu'à 13h45 le lendemain de sa diffusion la salle était bondée !
"Il n'y a pas d'après, maintenant c'est maintenant", lancera Hirayama à sa nièce. Le propos est consensuel, au moins pour un certain public. Presque une platitude même pour moi, mais qu'il est bon de se rappeler régulièrement. Reste à voir si le film de Wenders se contente de surfer sur ce poncif ou s'il offre une vraie matière. Après visionnage, je donne raison aux auditeurs du Masque.
Puisque le sujet est l'accueil de la vie, quoi de mieux que de montrer des toilettes puisque, nous assure Wenders, ces lieux sont pensés ainsi au Japon, allant bien au-delà de leur seule fonction d'évacuation des déchets corporels ? Jusqu'à lancer un concours d'architectes pour en réaliser toute une série. On découvrira ainsi un ingénieux système de vitre qui se teinte dès que les WC sont verrouillés : classieux. Un documentaire fut commandé au réalisateur allemand, qui suggéra plutôt de réunir tous ces WC publics en un long métrage. Perfect Days sera donc la vie quotidienne d'un employé chargé de nettoyer ces lieux.
D'entrée de jeu, Wenders donne le ton : Hirayama est réveillé par... le frottement léger d'un balai dans la rue. Douceur et humilité. On le voit alors se lever, replier et ranger son futon dans un coin d'une pièce vide de meubles, se brosser les dents (au réveil, sans avoir rien mangé ? à quoi ça sert ?), se laver, tailler sa moustache, arroser ses plantes, s'emparer de ses affaires, sortir en adressant au ciel un sourire heureux, prendre un café au distributeur placé en bas de chez lui. Puis monter dans sa fourgonnette, choisir une cassette, démarrer, n'enclencher la cassette qu'après un petit temps de conduite. Tout cela est réglé avec une grande précision : déjà, c'est "parfait". Puisque Wenders va nous montrer plusieurs jours qui se répètent, il se contentera ensuite, judicieusement, de choisir quelques-uns de ces gestes. Malgré cette précaution, le film reste un peu long, ne parvenant pas toujours à captiver.
D'autant que le reste de la journée est à l'avenant : banal. Outre son activité professionnelle, Hirayama mange un sandwich à midi accompagné d'une brique de lait tout en s'extasiant de la lumière filtrée par les arbres, le fameux Komorebi qui devait être le titre du film avant que Lou Reed ne vienne rebattre les cartes ; il prend les cimes en photo puisque notre homme est aussi photographe amateur - argentique, ce qui va avec les cassettes ; il passe par un bouiboui devant un écran de télé, ou par des bains où il se savonne aussi consciencieusement qu'il récure les cuvettes (là aussi, je me demande à quoi ça sert : l'excès d'hygiène est même reconnu comme néfaste par la médecine) avant de glisser dans une eau délicieusement bouillante ; donne à développer une pellicule et récupère des photos, qu'il rangera ensuite dans des boîtes. Tout est effectué avec un soin extrême. Une composante essentielle de la culture japonaise que Wenders connaît et aime profondément.
Finalement, ce qui distingue fondamentalement une journée d'une autre, c'est la musique que choisit Hirayama. Celle-ci est toujours diégétique : elle s'arrête dès que le moteur est coupé. Lou Reed, The Animals... plutôt du bon, même pour un amoureux du jazz comme moi. Aya, l'amie de son jeune subordonné, découvrira ainsi le charme authentique d'une Patti Smith, bien que celle-ci ait "un nom quelconque" - aussi quelconque que peut l'être notre héros.
Takashi, son jeune collègue, le lui demande : pourquoi récurer avec tant de soin des toilettes qui seront de nouveau souillées dans l'heure ? C'est un peu le mythe de Sisyphe. Mais le résultat n'est pas l'important pour Hirayama qui met en oeuvre le fameux mot du Dalaï Lama : "le bonheur n'est pas au bout du chemin ; le bonheur c'est le chemin". Bien faire son travail, voilà ce qui rend heureux. Un fonctionnement modeste dans ses ambitions, si opposé à la société actuelle que notre homme limite les interactions qu'il peut avoir avec elle : il refuse la modernité on l'a dit (il demande à sa nièce où donc se trouve ce fameux magasin "Spotify", possède un téléphone préhistorique à clapet) et ne parle que le moins possible. Musicalement, il est resté fidèle à ses amours de jeunesse : la pop des années 60 et 70.
Tout cela serait bel et bon si Hirayama ne vivait pas au coeur d'une grande ville, dont Wenders montre les artères embouteillées. Impossible de ne pas s'y confronter à la société.
Il y a les confrontations rudes : un jeune homme qui, ivre, le bouscule et renverse son panneau signalisateur ; une femme qui, récupérant son fils, prend une lingette pour lui nettoyer les mains puisqu'il a touché "un pauvre" - toute l'ironie est dans le soin qu'on lui verra à savonner chaque parcelle de son corps un peu après ; plus tard, Takashi à qui il avait prêté de l'argent qui lui annonce le jour même, par téléphone, qu'il arrête ce travail. On pourra trouver ces épisodes outrés : fallait-il, par exemple, figurer Takashi nettoyant une cuvette d'une main et scrollant sur son smartphone de l'autre ? Un peu too much. Wenders a voulu montrer que rien n'entame la sérénité de son héros, mais il ne le fait pas toujours avec la subtilité nippone qu'il révère...
Et puis il y a les confrontations heureuses : l'accueil chaleureux du type du bouiboui chaque jour, un clochard à moitié fou qui semble danser sur la branche d'un arbre, une libraire avec qui il échange sur les livres qu'il choisit, une jeune femme hostile dans le parc qu'il finit par apprivoiser, un baiser furtif d'Aya sur sa joue, ce jeu de morpion glissé dans la fente du mur par un(e) inconnu(e) qui va initier un échange éphémère, la patronne de son bar favori qui chante en japonais The House of the Rising Sun accompagné par un client à la guitare, l'ex mari de cette patronne qui vient le trouver, lui révélant le cancer dont il est atteint, avant que les deux s'adonnent à un "loup d'ombres" savoureux.
Bon ou mauvais, quoi qu'il arrive, Hirayama est dans l'accueil. Dans le "oui". On le voit avec l'épisode significatif de Takashi qui espère séduire une jeune fille. Il veut emprunter à Hirayama son véhicule, celui-ci dit d'abord non puis oui (mais en l'accompagnant, pas fou !) puisque Takashi insiste. Plus tard, Takashi a besoin d'argent, celui-ci propose de se rendre à un magasin où les précieuses cassettes de Hirayama peuvent se vendre à bon prix : notre homme sait qu'il n'en fera rien mais puisque son subordonné insiste il finit par s'y rendre, juste pour voir ce qu’apportera l'expérience. Takashi le supplie d'en vendre une pour qu'il puisse inviter sa copine, Hirayama tient bon mais à la place tire quelques billets de son portefeuille qu'il tend au jeune homme. Quitte à se retrouver ensuite en panne de carburant et devoir, finalement, peut-être en vendre une. L'homme a des allures de saint, ce qui pourra un peu agacer... Il sait en permanence dégager le positif d'une situation (comme quand le petit garçon retrouvé par sa mère lui adresse un signe de la main) ou en voir la beauté (comme lorsque le jeune ami handicapé de Takashi vient lui toucher les oreilles).
Un homme ayant adopté une philosophie aussi opposée à l'époque peut-il s'y soustraire totalement ? Parmi ces confrontations, l'une va être décisive : celle avec Niko, sa jeune nièce qui a fugué et demande l'asile à Hirayama. L'accueil toujours : le vieil homme couchera sur le sol de son étroite cuisine pour laisser sa chambre à sa nièce (qui pourrait se proposer d'inverser non ?). Celle-ci va vouloir l'accompagner dans sa journée de travail. C'est oui une fois de plus, bien que l'oncle eût souhaité éviter. Niko, toute jeune, représente évidemment la quintessence de la société moderne. Elle va amener Hirayama à revoir sa soeur, venue rechercher sa progéniture. Grosse voiture luxueuse, on sent que les deux ne sont pas du même monde. "Ce monde est composé d'une multitude de mondes, a dit Hirayama à sa nièce, certains sont connectés, d'autres non".
L'incrédulité se lit dans la question de sa soeur : "est-ce vrai que tu nettoies les toilettes ? - oui", répond simplement Hirayama en la regardant droit dans les yeux et sans une once de honte. On apprend à cette occasion que notre homme refuse aussi de voir son père mourant. (On devine un drame familial, qui n'était peut-être pas indispensable au récit...) Pourtant, dans un effort généreux, Hirayama va prendre sa soeur dans ses bras. A-t-il réalisé qu'il ne pouvait pas s'extraire du monde sans verser dans une sèche indifférence ? C'est ce que le bouddhisme "grand véhicule" a reproché au "petit véhicule" : celui de ne se préoccuper que de son propre salut.
Quoiqu'il en soit, cet épisode va déboucher sur un dérèglement. Et là j'ai pensé à Jeanne Dilman auquel ce Perfect Days offre un contrepoint. Le chef d'oeuvre d'Akerman montrait les tâches répétitives de la vie quotidienne dans le but d'en dénoncer la dimension aliénante, tout en la mettant en regard de la prostitution ; Perfect Days en exprime au contraire la dimension de réalisation de soi. Le film de Wenders est un peu le négatif de celui de la réalisatrice belge. Un décalage d'une heure venait dérégler la machine de précision qu'était le quotidien de Jeanne, la conduisant au drame. Ici, il y a également dérèglement : on le voit dans cette journée où rien ne va. Hirayama ne sourit pas en découvrant le ciel, il ne met pas de musique sur son trajet, arrivé sur place il apprend la désaffection de son adjoint sans solution de remplacement. Ce qui se déroulait dans la sérénité devient une course contre la montre, typiquement le fonctionnement de la société moderne. Le clochard danseur semble lui aussi touché : il erre dans la foule, perdu. A la fin de la journée, pour la première fois Hirayama se rebelle : il déverse sa colère sur l'employée chargée de lui trouver quelqu'un. Pas question de faire cela deux jours de suite.
Là est la différence : tout le film d'Akerman convergeait tragiquement vers sa fin sanglante, alors que celui de Wenders montre simplement la fragilité de l'équilibre où se tient Hirayama. S'il y a réglage minutieux de la mécanique de son bien-être, celui-ci est précaire, nous dit le cinéaste. Aucun drame, juste une péripétie : une autre employée est nommée le lendemain, la routine de notre homme peut reprendre, même si son regard vers le ciel est peut-être encore teinté d'inquiétude.
On sent que Wenders s'est projeté dans son modeste héros. La place de la photo y est un indice. Les montages artistiques figurant ses rêves, en noir et blanc, sont signés de sa femme. Et, puisque le réalisateur allemand a mis beaucoup de lui-même, il était logique qu'il distille dans son film des références à celui qui fit rien moins que "changer [sa] conception du cinéma" : Ozu. Il se trouve que j'en ai visionné, avec bonheur, une demi-douzaine récemment, profitant du cycle Arte, ce qui a affuté l'acuité de mon regard.
Il y a bien sûr les fameux plans "au ras du tatami" chez Hirayama. Le nom même du héros, renvoyant autant à Voyage à Tokyo qu'au Goût du Saké. Le choix de focaliser sur les petites actions du quotidien, sans jamais montrer de violence. La notion d'équilibre précaire qu'un rien peut bouleverser. Les références américaines qui sont montrées comme infusant la société japonaise, ici le baseball, Faulkner, la musique qu'écoute Hirayama. Le fin connaisseur d'Ozu notera aussi des scènes récurrentes chez le cinéaste japonais : un plan où deux personnages se tiennent au bord d'une balustrade (ici Niko et son oncle), un plan où deux personnages portent une boisson à leurs lèvres de façon coordonnées (cf. Gosses de Tokyo ou Eté précoce), une scène au bar qui renvoie au Luna de la période en couleurs d'Ozu. Ces clins d'oeil ne sont jamais appuyés : Wenders n'a pas entrecoupé ses scènes des fameux plans oreillers d'Ozu, ni tourné son film uniquement en plan fixe. Le bon dosage de la part d'un Allemand. N'a-t-on pas dit d'Ozu qu'il était le moins japonais des cinéastes nippons ? Peut-être Wenders est-il le plus japonais des cinéastes allemands ? Comme son héros qui regarde toujours vers le haut, Wenders ne se compare pas, en tout cas, au si singulier cinéaste.
Une autre influence possible est le film Shall we dance. L’original japonais, pas le remake américain. Wenders a expliqué qu’il devait chaque année choisir un film pour Noël et que c’était le seul qui parvenait à plaire à quatre générations - la quatrième doit être bien jeune quand même... C’est là qu’il se serait épris de son acteur Kôji Yakucho. Je ne l’ai hélas pas vu, mais son argument est celui d’un homme à la routine impeccablement réglée qu’un coup de foudre va amener à prendre des cours de danse, bouleversant sa vie... On pense aussi au cinéma de Hamaguchi, par exemple à son dernier opus, Le mal n’existe pas, qui s’attarde longuement sur les actions quotidiennes d’un homme à tout faire.
Mais revenons à sa référence principale. Fuyant tout sensationnalisme, Ozu savait pourtant achever ses films par un pic émotionnel : qu'on pense par exemple au père épluchant une pomme dans Printemps tardif. C'est aussi ce que réussit Wenders, ou plutôt son acteur Kôji Yakucho. Sur la version définitive de Feeling Good par Nina Simone (on ne devrait pas plus la reprendre que le Strange Fruit de Billie Holiday), le visage du comédien est capté en gros plan, passant par plusieurs états émotionnels. D'après Wenders, le chef op' lui-même aurait lâché la caméra, bouleversé ! Ainsi ce Perfect Days parvient-il à conclure sur une apothéose, sans recourir au drame. Comme aurait fait Ozu.
Créée
le 7 mars 2024
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