Bergman a avoué que Persona était le film qui l’avait sauvé, qui avait permis sa « renaissance ». Cloué à son lit d’hôpital, en plein délire et isolé, le cinéaste se réfugia dans le silence et ses illusions. Il remarqua deux infirmières que ses yeux malades firent se confondre dans son esprit ; et lorsqu’il vit les visages de Liv Ullmann et Bibi Andersson apparaître dans les journaux, ce fut comme une révélation : il fallait écrire Persona.
Dédale fantasmatique
Dès le début, des images défilent, violentes, sanglantes, sexuelles, comme des flashs qui reviendraient à la mémoire ; puis une crucifixion, et le film peut commencer. Il y a de quoi être dérouté par une telle entrée en matière, mais le spectateur comprendra vite que ceci n’est qu’un début. Le prologue rappelle étrangement La Jetée de Chris Marker, sortie quatre ans plus tôt, et dont l’influence ne serait pas étonnante : des images fixes qui se succèdent comme un roman photo, puis des paupières qui s’ouvrent pour donner vie au mouvement.
Alors, un enfant touche ce qui semble être un écran, ou du moins une projection géante du visage de sa mère, tel un jeune spectateur qui voudrait poser ses mains sur la toile de cinéma pour passer de l’autre côté du miroir (et par la suite, de nombreux regards face-caméra seront rendus par Elizabeth à son fils). Une main et un visage flou, donc, qui marquent d’entrée une rupture dans la relation maternelle que la déchirure ultérieure d’une lettre viendra confirmer. Le thème de la maternité, bien qu’en filigrane, est primordial et sera en réalité au cœur des personnages et de leurs maux. Nous y reviendrons.
Persona jouit d’une des plus belles photographies du cinéma, chirurgicale, granuleuse, pure : chaque gros plan, long, très long, scrute les visages jusqu’à en faire ressortir les moindres imperfections, ou les plus discrètes tâches de rousseurs perchées au bout du nez. Le montage est lui aussi irréprochable, servant la déconstruction des personnages par des coupures nettes, ou accompagnant la psychanalyse en bord de mer par de longues séquences de calme plat ; et un point d’orgue lors d’une séquence rejouée deux fois, la caméra d’abord fixée sur le visage silencieux de Liv Ullmann qui écoute, puis en scrutant celui de Bibi Andersson qui parle. Les métaphores visuelles ne manquent pas, notamment à travers les objets (une lampe dans l’obscurité, des vêtements, un voile…), et l’organisation de l’espace est tout aussi réussi (de grandes pièces vides et blanches, hautes de plafond, qui rappellent l’enfermement mutique, mais aussi la bicaméralité de la conscience et ce rapport schizophrénique entre les personnages). Aux deux-tiers du film, soudain, l’image se fracture, la pellicule brûle et des voix synthétiques se rembobinent : une atmosphère dérangeante qui, pour les amateurs, peut donner l’impression de visiter Twin Peaks avant l’heure. Persona n’est vraiment pas un film comme les autres, même chez Bergman.
Le bruit du silence
Beaucoup disent du film que c’est un long monologue, puisque l’un des personnages est muet et que l’autre multiplie les prises de parole. Mais non, c’est bel et bien un dialogue entre la parole et le silence. Ce dernier devient un langage à part entière qui génère en retour une parole. La cause du silence d’Elizabeth est en elle-même pleine de sens : peur du mensonge, peur de dire mal les choses, peur de dire ce qu’elle n’est pas au fond d’elle-même, peur des limites sociales du langage. Un silence qui rime irrémédiablement avec solitude.
Paradoxalement, puisque Elizabeth est enfermée dans le mutisme, c’est Alma, son infirmière, qui confie ses problèmes, ses souvenirs, ses questionnements, et qui procède à travers l’écoute silencieuse de sa patiente à sa propre psychanalyse. Dès lors, impossible de ne pas se poser des questions sur l’identité de chacune d’elles. Tout comme leurs habits coordonnés, avec les mêmes chapeaux, le même bandeau noir, les mêmes hauts, ou les mêmes cigarettes tenues de la même façon, les mêmes regards parfois – la frontière de leur personnalité se trouble progressivement.
Une mythologie théâtrale
« On peut se replier, on peut s’enfermer en soi. Alors plus de rôle à jouer, plus de grimace à faire, plus de geste mensonger. Du moins, on croit. Ta cachette n’est pas étanche. La vie s’infiltre partout »
Alma dit d’Elizabeth qu’elle a une âme « qui déborde » : l’autre devient comme un vase vide dans lequel elle transfère une partie d’elle-même, le surplus, le pulsionnel, le vital. Une projection qui permet l’introspection. Là encore, le fait qu’Elizabeth soit une actrice n’est pas un hasard pour Bergman, qui voit dans le théâtre la quintessence de l’aliénation et de la dépossession de soi.
Le titre même, « Persona », désigne le masque de théâtre, et c’est par extension aussi un masque social. C’est cette fameuse surface opaque et en même temps invisible qui sépare la main de l’enfant du visage de sa mère ; c’est notre « personnage » à tous, indissociable de notre identité, car c’est l’identité que l’on choisit – ou pas – de montrer aux autres, c’est « l’être pour les autres » pourtant si lointain de « l’être pour soi », celui que l’on croit être profondément mais que l’on n’est jamais vraiment. Car « un abîme sépare ce qu’on est pour les autres et pour soi-même ».
Liv Ullmann incarne ici une actrice de théâtre qui jouait Électre avant de s’enfermer dans le silence pour se retirer du monde réel. Dans la pièce éponyme de Sophocle, Électre est une héroïne grecque qui s’identifie métaphoriquement au symbole des sentiments maternels qui est, chez les Grecs, l’image de la mère dépossédée de ses enfants (tout comme Elizabeth est séparée de son fils, dès l’image de début, puis dans les lettres, puis dans le récit de sa tentative d’avortement).
Encore plus intéressant : plus tard, Électre donna son nom à une théorie psychanalyste élaborée par Jung, « le complexe d’Electre », qui se veut un équivalent féminin du complexe d’Œdipe freudien. Sa thèse part de l’idée que la « mère nourricière » est le premier objet d’amour chez le garçon mais aussi chez la fille. Une « mère nourricière » qu’Elizabeth n’a jamais réussi ni voulu être. Et, comme par un bien heureux hasard, le prénom « Alma » de l’infirmière qui s’occupe d’elle et avec qui se tisse une forte tension sexuelle – le récit de l’orgie est d’un érotisme rare –, signifie étymologiquement… « mère nourricière ». La mythologie bergmanienne à son apogée.
Porte ouverte vers soi
Quant à la fin, elle est des plus troublantes. Difficile d’en dégager une interprétation rationnelle et définitive. Qui est Alma, qui est Elizabeth ? Qui est l’infirmière et qui est la patiente ? « Peut-on n’être qu’une seule et même personne à la fois ? ». Le film semble se rembobiner, les mêmes images surgissent en sens inverse, la boucle est bouclée. Presque une invitation à recommencer, pour peut-être y voir un peu plus clair la fois d’après. Ou pas. Tant pis. Ce qui est certain, c’est que Persona questionne l’être, l’identité, l’apparaître, et par extension la vérité et le mensonge.
Les deux femmes sont-elles la même personne ? Non. Il faut chercher la métaphore au-delà des personnages : leur impossible union symbolise l’impossibilité d’une correspondance parfaite en tout être humain entre son « moi profond » et son « moi social », entre ce que l’on croit être et ce que les autres voient de nous. Le premier est ineffable (Elizabeth), le second bavard (Alma), et il est difficile de faire pencher le curseur de la vérité vers l’un ou l’autre. Et peut-être la repossession de soi passe-t-elle par un mutisme intégral et forcé doublé de solitude, comme le pensait aussi Jean-Luc Godard dans Vivre sa Vie : « Je crois qu’on arrive à bien parler que quand on a renoncé à la vie pendant un certain temps », disait Anna Karina quelques années plus tôt.
Mais la maxime de Bergman serait sans doute celle-ci : « Rêver vraiment d’exister. Ne pas avoir l’air, être réellement », car « peut-être s’améliore-t-on en s’autorisant à être soi-même ». Entreprise difficile et effrayante, mais dont Persona, sans nous en donner les clés, amorce au moins la réflexion en accouchant d’une des œuvres les plus marquantes du Septième Art.
[Article à retrouver sur LeMagduCiné]