Persona : tragédie en trois actes, par Ingmar Bergman
La Persona est la racine latine de nombreux termes, mais qui a surtout donné le terme "personnage" au théâtre. Persona, c'est le masque. On le rapproche régulièrement du masque social, de l'hypocrisie du personnage de théâtre : il n'est qu'un rôle, qu'un mensonge qui parle. Aussi, ce film de Bergman, somme toute assez court, m'a énormément fait penser à une pièce de théâtre, tant dans sa structure, son propos que la manière dont il est filmé.
Commençons par la forme : j'ai parlé de trois actes, notamment parce qu'il y a un changement de décor (de l'hopital à la maison de bord de mer) et un changement dans les attitudes et les costumes des personnages (à partir du moment où Alma laisse délibérément Elisabeth s'entailler le pied). Au théâtre, un changement d'acte est signifié par un baisser de rideau, ou bien par un entracte. Bergman nous gratifie d'un entracte au milieu du film, avec cette série d'images fragmentées, un oeil notamment. L'image est très importante dans ce film : Elisabeth qui regarde l'horreur de la guerre du Vietnam à la TV notamment au début dans l'hopital. J'y reviendrai. Le film se rapproche également d'une pièce dans le pathos qui y est exprimé : plusieurs scènes nous font penser à ces vaudevilles (EDIT : il semble que ce soit davantage les mélodrames) du début du XIXe siècle, parlant de trahison, de pleurs, de faits rocambolesques, et la menace de la casserole d'eau bouillante ne pourrait pas mieux contenter le petit bourgeois parisien se rendant aux Italiens le vendredi soir au début des années 1810. On parle donc des drames vaudevillesques, non dans le sens péjoratif du mélo (Ciel mon mari !) mais bien des trahisons, de pièces sombres.
Persona est une pièce de théâtre, notamment, et c'est le propos principal du film, parce qu'il y a un jeu entre vérité et mensonge. Nous l'avons dit, le théâtre est le lieu de la persona, du mensonge, du masque. La Commedia dell'arte avait choisi de matérialiser cette hypocrisie derrière des masques physiques. Bergman se contente d'utiliser les expressions des personnages, leurs vêtements quelques fois. On retiendra le passage où Alma parle de son orgie sur la plage : on n'a aucune image de cette anecdote, seulement Alma qui la raconte. Mais on aura remarqué qu'elle est habillée en nuisette, tout comme l'est Elisabeth. Ces nuisettes blanches, virginales, pures, sont le symbole d'une vérité anti-théâtrale : les personnages ont décidé d'ôter leur masque, et de tout se dire. Ce qui n'était d'ailleurs pas le cas auparavant : Elisabeth avait décidé de se murer derrière le silence, ce qui est paradoxal pour une actrice, dont le rôle est de parler constamment. Pourtant, le film est un long soliloque d'Alma, qui devient seule protagoniste de cette pièce. Son masque de bonne soeur tombe autant que son accoutrement, qu'elle abandonne totalement pendant son séjour à la mer
Mais Bergman choisit de nous parler d'une chose, et j'y ai trouvé là quelque chose de vraiment intéressant : le dilemme du personnage, c'est justement d'être un être de papier, mais aussi d'être incarné par un acteur. Aussi, le personnage est cette fracture entre le monde de la vérité (l'acteur, qui est un être réel, vivant) et le monde du mensonge (le personnage de la pièce, qui n'existe que dans le mensonge). Ainsi, comme toute fracture, toute porosité, il y a des complications qui surviennent. Et c'est là la raison que j'ai eue de qualifier ce film de tragédie : on sent une escalade de la tension se faufiler dans les méandres des actions et des paroles des deux femmes, qui ne cessent de se provoquer. Leurs vêtements se noircissent, tout comme leurs relations. Alma, qui s'est dévoilée nue, et s'est sentie trahie, ne supporte pas la vérité. Elle ne supporte pas que sa vérité à elle, ce qu'elle n'a jamais pu dévoiler à quiconque (l'orgie sur la plage) parvienne à la bouche (la plume en l'occurrence) de quelqu'un d'autre. De même, et c'est la scène finale, Elisabeth se fait asséner sa vérité par Alma, et ne la supporte pas non plus. Le fait qu'elle ne soit devenue mère que par peur de ne pas en être une bonne, telle est sa vérité, si désagréable soit-elle. Mais la nature du personnage est de ne pas soutenir cette vérité. En dehors du théâtre (phrase souvent répétée par Alma à Elisabeth), le personnage ne survit pas. Le mensonge est sa condition, sa nature, il ne peut vivre sans lui, et toute vérité lui est insupportable. En témoigne la réaction d'Elisabeth face à l'immolation d'un vietnamien à la TV : cela lui est insupportable, car c'est la vérité telle qu'elle est.
Je pourrais développer pendant des heures, tant ce film-théâtre me passionne. Bergman est l'Antonin Artaud suédois : il parvient à développer l'insoutenable condition du personnage de théâtre dans un film, qui est certainement une de ses plus belles prouesses.