Une petite salle, Paris, XI ème arrondissement, 14 septembre 1997. Une dizaine de personnes sont assises sur des chaises, en rond. Sur la porte, une affiche : « groupe de parole : mes parents et moi »
- Bonjour, je m’appelle Cédric.
- Bonjour Cédric (en chœur)
- Oui, ben, bon, voilà, hum, j’ai un petit problème avec la paternité, euh, avec mon père en fait.
- On t’écoute, vas-y, parle !
- Ben, en fait, j’ai un père, et euh, on parle pas trop. J’ai, j’ai toujours eu l’impression qu’il ne s’est jamais intéressé à moi, je ne suis même pas sûr qu’il m’ait jamais voulu.
Celui qui semble diriger la réunion l’encourage à poursuivre d’un signe de tête.
- Ben en fait, je suis né en septembre 1961, et j’ai su par la suite que mon père avait fait son service en Algérie de 1960 à 1962. Je suis né un peu prématuré, j’étais prévu pour le premier octobre, c’est ma mère qui me l’a dit. Je crois que j’étais pas vraiment prévu, enfin, disons que mon père ne m’a jamais prêté attention. Il est physicien et il a toujours bossé dur, l’était pas souvent là le weekend, toujours à faire tourner ses expériences, on était pas sa priorité, ma sœur et moi. J’ai l’impression qu’il n’a jamais aimé les enfants, l’impression que je n’ai jamais vraiment existé pour lui, voilà. Je suis très proche de ma mère, elle est psy, on parle beaucoup, c’est elle qui m’a dit de venir ici…
- Bravo, c’est bien d’en parler, tu n’es pas seul dans le cas ! Bon, maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Ben, je sais pas, j’ai jamais réussi à lui parler, à mon père.
Un des membres de l’assemblée, qui était resté muet jusque là :
- Tu peux pas rester comme ça, tu fais quoi, dans la vie ?
- Ben, en fait, je sais pas faire grand-chose, je fais un peu de vidéo.
- Ben voilà, c’est ça !
- Quoi ? (avec des yeux de merlan frit)
- Ben tu lui fais un film pour lui dire que tu l’aimes, que tu te poses des questions, un truc pour relancer le dialogue, quoi !
- Ah ouai, trop cool, hurmgph !
Deux semaines plus tard, rebelote, même salle, mêmes participants.
- Passons à Cédric. Comment tu vas, depuis la dernière fois !
- Euh, bien !
- Tu as réfléchi à un projet de film ?
- Oui, trop génial, merci les gars, j’ai une idée d’enfer ! On sera le 31 décembre 1999, la soirée de l’an 2000, une fille voudrait bien faire un gosse mais son mec est pas trop sûr, y s'était même jamais vraiment posé la question. Le mec, c’est un peu mon père, on va dire. Il refuse, il sait plus trop où il en est, en plus c’est l’an 2000, et puis là, une faille spatio-temporelle : il est dans les chiottes quand il voit du sable tomber par une trappe au-dessus de lui. Intrigué, il arrache la trappe et va voir, c’est plein de sable partout ; il parvient à sortir, Paris est ensablé, il va se balader, et là il rencontre un type vachement plus vieux qui lui affirme être son fils. Evidemment, il y croît pas, c’est une histoire à dormir debout. Mais le vieux est en train de disparaître car son père (le jeune, en fait), ne l’a pas conçu. Parce qu’en fait on est en 2070, Paris est ensablé et tout et tout, le type, le vieux, il a fondé une grande famille, et si son père le conçoit pas le soir de l’an 2000, il va disparaître. Ouai, trop génial. Après, s’en suit une réflexion du père pour savoir s’il veut justement être père et avoir des enfants. Il se pose plein de question, il veut pas et puis à la fin, bien sûr, il le fait. Parce que quand même, c’est un film pour ma guérison. Entre temps, idée géniale, il s’interrompt en plein coït et le sperme atterrit sur la robe d’une copine qui venait les voir pour leur dire qu’on était dans le décompte (des secondes avant l’an 2000). Ouah, trop génial, j’ai pas fait bac D pour rien, moi ! Le père, ça serait Romain Duris, un petit jeune que j’ai déjà exploité dans deux films ; le fils : Belmondo, avec une superbe crinière blanche pour renforcer le contraste, Bebel, trop bien en patriarche fils de Duris, ah, je suis trop fort ! J’prendrais bien aussi Devos, Emmanuelle, pas Raymond, d’abord il est mort, ensuite je suis hétéro, enfin c’est un film sérieux, quand même. Paris serait un peu devenu Belleville, y aurait des ânes à la place des mobs, et puis je ferai plein de trucs drôles, j’prendrais bien Screamin’Jay Hawkins pour un slow du futur, y aurait aussi un type qui drague une fille canon mais qui s’avère être un travelot, mais au final ça marche entre eux, parce que je suis trop cool, je suis de gauche, moi. Et puis Vincent Elbaz, tu sais ce qu’il sortira à la fin : une phrase du type « on va partir sur de nouvelles bases ». Ouarf ouarf ouarf, trop drôle, j’ai pas fait philo pour rien, moi ! Sinon, pendant la fête, les jeunes vont exploser l’appart, je prendrai bien Bacri comme parent des hôtes : t’imagine la gueule de Bacri après la fête, ah ah ah, trop bon.
- Ouai, cool, et après, ton père ?
- Ben on verra, si y comprend le message…
- Bravo, on applaudit Cédric, qui a bien avancé.
Epilogue : en 2007, Cédric donne naissance à un petit Emile. Gageons qu’il n’aura pas besoin de lui écrire une lettre, le cinéma, c’est tellement puissant !