Dans son excellente analyse d'1h30 consacrée à Phantom of the Paradise, l'universitaire Jean-Baptiste Thoret, à l'occasion d'un ciné-club organisé par le cinéma d'Enghien-les-Bains, évoque la foule zombifiée qui jubile et continue à s'exciter même après la mort d'un des protagonistes (Beef). Et si l'une des oeuvres-phares non seulement de Brian De Palma, mais également du Nouvel Hollywood, était en fait plus facilement étudiable sous ce prisme ?
Commençons par la fin : le climax. Le héros Winslow Leach s'aperçoit que le mariage qui va se dérouler devant une foule en extase et censé unir Swan, producteur véreux et malhonnête, "mafieux" au sens premier du terme, incarné à la perfection par un Paul Williams des grands soirs et habité par le rôle, et Phoenix, une ravissante chanteuse, est en fait une vaste supercherie : Swan a engagé un tueur pour abattre cette jeune fille à des fins publicitaires. Cette séquence est un modèle de mise en scène et de montage, tant ce dernier parvient à faire monter la tension crescendo, par son côté très saccadé et son alternance rapide entre les différents points de vue. Ce qui est notable dans cette scène, c'est justement l'importance accordée à la foule, et notamment aux figurants, dont certains peuvent être parfaitement identifiés à plusieurs reprises. La réalisation kitsch et extravagante de Brian De Palma insiste lourdement sur eux, sur leurs costumes bariolés, mais surtout sur la joie qui les anime de participer à une fête aussi immense, aussi intense, aussi orgasmique, en réalité. Ils s'amusent, batifolent, hurlent et s'extasient devant le spectacle original présenté juste devant leurs yeux, qui pourtant n'a rien de fou en soi. C'est la force de De Palma qui par son talent de metteur en scène arrive à créer à partir de presque rien sur le papier et faire de l'aboutissement d'un scénario assez simple une scène d'anthologie.
Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est que lorsque le personnage de Philbin incarnant le prêtre supposé unir les deux futurs époux meurt subitement, touché par la balle destinée au départ à Phoenix et miraculeusement détournée au dernier moment par Winslow, fantôme de l'opéra devenant tout à coup ange-gardien, la foule se déchaîne encore plus alors que la mort d'un des protagonistes aurait normalement dû mettre fin au spectacle. Au contraire, c'est à ce moment que la frénésie atteint son paroxysme, la musique s'emballe plus que jamais, les spectateurs montent sur scène et se mêlent aux protagonistes, le montage se montre lui aussi encore plus visible, alternant entre ces divers figurants de plus en plus rapidement, et accroissant par la même le sentiment de vertige psychédélique qui touche le spectateur, réel pour le coup.
Plus tôt dans le film, je l'avais abordé en introduction, le meurtre par électrocution de la figure prométhéenne Beef (au sens où c'est ce chanteur extravagant qui doit permettre à Swan d'atteindre le succès ultime et le rapprocher des dieux) aura généré le même type de réactions chez les témoins de la scène : le public ensauvagé présent dans la fosse et qui assistait jusqu'alors à la grande première du show tant attendu se délecte impudemment de ce qu'on pourrait qualifier de clou du spectacle.
La foule, c'est également et surtout la raison d'être de Swan, et plus globalement de sa maison de disques, Death Records. Qu'elle soit intégralement féminine et entièrement dévouée à lui comme on le voit dans l'une des premières scènes du film, ou qu'elle soit indissociable et forme un tout protéiforme, la foule est ce qui fait son succès, qui l'adule et se prosterne partout où il passe.
Ce qui rend la fin extrêmement jouissive, c'est sans doute le fait que Swan, détesté pendant toute la durée du film par son caractère cynique et imbuvable, et qui a basé l'intégralité de son succès sur le dos des gens (parangon du capitalisme et des studios qui tentaient alors d'imposer leur propre vision à Brian De Palma, l'un des principaux conflits ayant donné naissance au Nouvel Hollywood), à commencer par Winslow Leach à qui il a tout pris, mais aussi sur cette horde de zombies influencés malgré eux par le pouvoir suprême de l'image et de la publicité, se fasse porter en triomphe au moment de sa mort par ces derniers. Alors qu'il trépasse dans d'atroces souffrances, son pacte diabolique ayant été rompu, cette foule soulève le corps de Swan et continue à danser et à chanter dans une extase magnifique (et magnifiée par la caméra du réalisateur, à l'apogée de ce qu'il sait faire de mieux). Le chant du cygne, ou plutôt son cri strident, est alors couvert par la musique et les bruits d'une frénésie humaine que plus rien ne semble pouvoir calmer ou du moins contrôler.
Paradoxalement, dans le même temps, se joue la mort du fantôme masqué, ou plutôt démasqué, Phoenix découvrant enfin l'identité de celui qui l'a sauvée et qu'elle avait repoussé plus tôt. La tragédie l'emporte finalement sur la satisfaction extrême de voir le méchant de l'histoire s'éteindre, car le cinéaste américain décide de conclure le film sur la figure du héros à l'agonie et rampant, se traînant tant bien que mal jusqu'à son dernier souffle, mais ayant rempli sa mission.
Ce drame faustien se termine ainsi pour les personnages principaux. Enfin pas tout à fait : nous pouvons d'ores et déjà être certains que Phoenix renaîtra de ses cendres, tandis que la foule, elle, sans qui cette comédie musicale n'aurait pas lieu d'être, continuera à danser, comme le montre le dernier plan. Mieux, elle se trouvera à coup sûr une nouvelle idole qui la fera à nouveau rêver, chanter et jubiler.