Qu’on situe la fin du génie d’Argento à l’orée ou à la sortie des années 80, il y a sur cette période dans l’oeuvre du maître comme le son criard et funeste d’un chant de cygne , trahissant les prémisses d’un vieillissement prématuré de ses formes en même temps que leur libération la plus sincère et fructueuse. Posé en plein milieu de la décennie, Phenomena agrège les souffrances d’un déclin futur et les voltiges des gloires passées avec une étonnante unité. Le surnaturel furieusement hypnotique de Suspiria se débat des avatars pourrissants du giallo dans un ballet heavy metal aussi repoussant que fascinant. On y suit Jennifer Corvino (Jennifer Connelly) adolescente d’une star invisible qui, expatriée dans un pensionnat de la campagne suisse, s’éveille à son étrange pouvoir d’attraction sur les insectes alors qu’une série de meurtres secoue la région.


Si Argento convoque la panoplie historique d’abjections humaines et de désirs morbides d’une médiocrité monstrueuse qui agitaient les chemins pulsionnels sous la combinaison noire et la lame scintillante des gialli, ce n’est qu’en contrepoint de la transcendance progressive de son héroïne. Nimbée des pâleurs bleutées de nuits agitées, la beauté paisible et rassurante du visage juvénile d’une Jennifer Connelly à peine sortie du giron d’Il était une fois en Amérique, devient le réceptacle idéal d’un avènement du divin par delà les chairs pourrissantes du bis italien, en même temps qu’un retour essentiel à la nature. De sa dégénération terminale, l’humanité ne semble mériter comme dernier frémissement qu’à servir de terreau fertile à un monde animal vengeur. Il y a là l’aveu à peine caché du cinéaste sur un genre dont il a été le fer de lance comme s’il lui fallut en consumer les dernières cendres pour nourrir la terre de son cinéma futur (schéma qu’il ne cessera de reproduire par la suite, jusqu’à épuisement).


Le film n’agit que par possessions, et notamment celles, innombrables, de Jennifer, sans cesse guidée malgré elle vers l’omniscience et l’omnipotence. Sous l’égide de son émouvant mentor en fauteuil incarné par un superbe Donald Pleasence en fin de carrière, elle devient reine des mouches (Belzébuth), mère nourricière (« je vous aime tous » lance-t-elle auréolée d’un vent miraculeux à l’intention des hommes et des bêtes), et finalement déesse vengeresse (qui fait s’abattre le fléau sur une humanité morbide). Sa trajectoire rectiligne, destinée incompressible, est toujours formalisée par divers dispositifs: somnambulisme hanté par les couloirs, luciole et mouche pointant l’indice, cordon de téléphone traçant la voie d’un passage souterrain.


La musique agit, elle aussi, par possessions. Envahissant l’espace sonore de ses rythmes vifs et métalliques et de ses envolées électriques baroques, elle phagocyte de ses formes autonomes la matière filmique. Trépidées ainsi, les séquences de somnambulisme s’extraient en des clips où les pas lents et incertains de Jennifer et les ondulations syncopées du montage suivent la transe molle et obsédante des soubresauts de la musique de Goblin. Corps étrangers brutaux (leurs apparitions et disparitions sont toujours soudaines), les envolées musicales arrachent le film à sa matière comme comme une tête à son corps, comme les insectes dévorent la chair. Les décapitations qui bordent le film deviennent alors l’expression ironique d’une transcendance humaine impossible -et ce malgré le rappel des sublimes éclats de verre de Quatre mouches de velours gris.


Guidés par la fureur des vents montagneux, la ligne transcendantale incarnée par Jennifer et celle dégénérative figurée par les vestiges de giallo, se nouent dans une demeure sans fenêtre et au miroirs bouchés, enfer dantesque reconstitué où la divine enfant va mesurer l’abjection de son humanité pour mieux s’en purifier. Immergée dans une fange innommable, confrontée au reflet de générations d’ignominies (personnifiée par un enfant difforme et putréfié, assassin engendré dans la folie et la violence), elle sortira, toujours mue par un destin implacable, lavée de tout péché d’un lac de feu dans un final aux proportions bibliques ahurissantes (qui condense les dix plaies d’Egypte dans une furie sans repos). De son sourire caressant les eaux noires dans une brasse apaisée, le reflet orange de son feu purificateur colorant délicatement sa joue, l’inquiétude pointe. La lame blanche passée dans la main du chimpanzé rappelle les hominidés de 2001. De quoi est-ce la fin? De quoi est-ce le début?


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le 23 sept. 2018

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MystèreOrange

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