Rationnel dans sa notion de fantastique, mesuré dans ses débarquements extra-terrestres, intime dans son rapport avec l'au-delà, Shyamalan aura ardemment contribué à ramener la grammaire cinématographique dans les contrées du film de genre en filmant les corps et les émotions au plus près. Rappelez-vous en 1999, George Lucas et sa prelogie ouvraient une brèche dans le full CGI, cancer de la pellicule vomit par les amoureux de l'argentique et du practical. De son côté, L'Indien mystique, la refermait avec l'aisance d'un chirurgien à l'aide de son art consommé du hors champ et de l'écriture au cordo. Sixième sens redonnait espoir à un cinéma organique en remettant au centre des débats l'importance du cadre et du mouvement d'appareil. Une tétralogie plus tard, Shyamalan avait conquis la planète Hollywood sans verser une goutte de synthèse dans son petit déjeuner ou comment rappeler à Lucas, acteur majeur du Nouvel Hollywood, les fondamentaux du Septième Art.
Cependant, la force d'un cinéaste se mesure aussi à sa fragilité. "Le vertige de la page (pellicule) blanche" peut tout aussi bien s'appliquer aux grands architectes de l'image. Dans une certaine mesure il est bien plus compréhensible de voir un cinéphile en harmonie totale devant Signes plutôt que devant Old ou encore Phénomènes. Cela tient-il au degré de foi et de mysticisme de l'indien ? Il est fort à parier que le cinéaste en osmose avec sa création a tout de l'artiste écorché vif. Le grain de sable a pour nom La jeune fille de l'eau et pour peu que l'oeuvre ne fut pas aussi aboutie que les quatre majeurs précédents, l'invincible armada journalistique s'était empressée de balancer un filet de bave à l'égard de l'artiste. La force créatrice de Shyamalan dépossédée de ses ondes positives culminera au parjure artistique sous la forme du film pour enfants. Pourtant, la gamelle que représentait Le Dernier Maître de l'air n'avait pour ambition que de caresser les têtes blondes. After Earth, lui, tentait l'essai du blockbuster sans jamais passer par la case destruction porn. Comme nombreux de ses jeunes homologues, Manoj a foulé de nouvelles terres mais on ne lui a jamais pardonné ses tentatives de changement.
Night ne s'est jamais caché être un amoureux inconditionnel du cinéma. S'il cite volontiers Spike Lee comme précurseur de sa passion, c'est bien au travers de L'exorciste et des Aventuriers de L'Arche perdue qu'il puise son plaisir. Cependant il est quasiment impossible de détecter le moindre sample des films précités au travers de ses travaux. Signes trouve (inconsciemment) sa source dans l'œuvre de Carl Théodor Dreyer. Bertrand Tavernier aimait rappeler l'existence du cinéaste Danois dans La Chevauchée des Bannis de André De Toht. La rusticité des décors et l'aspect hivernal de l'ensemble concouraient à rendre le tout solennel. Au contraire, chez Shyamalan, ce n'est aucunement l'austérité qui est sollicitée chez l'auteur de La Passion de Jeanne D'Arc mais sa propension à filmer et à rendre palpable la foi de ses protagonistes. Le mouvement de balancier prenant à contrepied l'habituel champ contre champ et utilisé dans Incassable et Split instaure un climat anxiogène sans effectuer de coupe. Il est donc très étonnant de retrouver au coeur du cinéma de Night, l'un des gestes les plus emblématiques de Ordet. C'est à partir de là qu'il est possible d'effectuer une filiation artistique avec l'auteur de Wampyr. Filmer la foi ou filmer le mal en suspens sans rompre la scène par le mensonge du montage, c'est donner au spectateur l'impression d'un flux continue qui emplit le cadre d'émotions diverses. Sous influence "Dreyerienne", Signes chuchote ses dialogues dans une atmosphère de fin du monde avec pour cadre la ruralité.
Shyamalan a d'une certaine façon retrouver l'essence même du cinéma. Un langage exigeant mis sur le bas côté par deux décennies d'expérimentations visuelles. En 2008, la réception très moyenne de Phénomènes annonçait très clairement le début du déclin de son auteur. Autrefois, Night donnait corps à des fantômes et imaginait un homme physiquement supérieur. Il y avait devant la caméra une incarnation palpable de ses fantasmes. Les monstres du village avaient tout le loisir de pénétrer le cadre sans laisser le moindre doute de leur existence. La densité des corps faisait foi laissant une incarnation concrète à l'écran. Pour Phénomènes, le réalisateur de Incassable ambitionne autre chose, celui de filmer le mal insidieux, le mal l'invisible.
La semence des plantes portée par le vent empoisonne l'être humain et brise les frontières de la raison l'amenant à l'auto-destruction.
En portant le genre à son abstraction totale, Shyamalan n'a-t-il pas involontairement saborder la crédibilité de son film ? Le réalisateur a souvent taquiné l'infime frontière séparant le pragmatisme de l'irrationalité. En filmant l'émetteur (la plante) et le récepteur (l'homme), il met en image la relation de cause à effet en omettant volontairement d'incarner la menace volatile, si ce n'est en lui donnant un conducteur par l'intermédiaire du vent. Ce refus de l'effet ostentatoire amène le spectateur à croire en son cinéma en passant par le filtre de l'épure et surtout sans apport de synthèse. Par extension, on peut imaginer Shyamalan aborder le thème de l'invisibilité de HG Welles sans jamais révéler les contours translucides de son personnage. Un choix courageux et une foi absolue dans la véracité de ses images. Seulement la perception et la crédulité varient d'un spectateur à l'autre. Que l'on évoque Dreyer ou lorsque le magazine les Inrocks articule une analyse du Septième Sceau de Bergman autour du Village, c'est tout un pan des grands formalistes européens qui imprègne les travaux de Shyamalan. Pour Phénomènes, "le touché" y est moins sophistiqué, moins en rondeur avec un découpage/filmage teinté d'une forme académique plus en adéquation avec les Maîtres de la série B des années 50 tels Jack Arnold ou Don Siegel pour L'Invasion des profanateurs de Sépultures. L'auteur se met ainsi au niveau de son sujet sans faire appel à l'approche singulière (minimalisme, lyrisme, codes couleur) de ses premières oeuvres. Un choix de réalisation cohérent mais qui peut entamer le plaisir du public. Car comment transcender un scénario épuré si on ne l'illustre pas d'une mise en image capable d'élever les thématiques ? Et sur ce plan, retirer ce qui fait l'essence des films du cinéaste reviendrait à détruire les fondations de son oeuvre. Ainsi Phénomènes dépouillé de l'aura cosmologique si chère à l'auteur de Sixième sens devient instantanément perméable à la critique.
Avec Phénomènes, Shyamalan s'est donc mis artistiquement à nu. Beaucoup plus abouti formellement, La Jeune fille de l'eau prenait déjà un nombre incalculable de risques en annonçant par voie littéraire les aboutissants de son histoire. Ici, c'est toute la mise en scène qui est ramenée à une fonction plus ordinaire accessible à tous hormis le superbe plan séquence de suicides successifs dans les rues de Philadelphie. Night a-t-il volontairement abaissé ses ambitions afin de flirter avec le produit plus mainstream ? L'auteur de ses lignes serait tenté d'approuver les différents choix de réalisation dans le but d'offrir un film à la tonalité différente. Le naturel revenant à la vitesse d'un cheval au galop, Phénomènes reste malgré tout une authentique oeuvre de son auteur. On y retrouve la fracture de la cellule familiale (les scènes coupées présentent sur le DVD accentues la dramaturgie) et la classe moyenne confrontée à l'extraordinaire. Si la forme plus efficace que personnelle interpellera, l'acting a lui aussi fait évoluer sa partition laissant de côté les chuchotements pour une une interprétation étonnamment théâtrale. En pleine crise de couple, Zoey Deschanel interprète une jeune femme lunaire -Alma Moore- piégée par ce qui semble être un début d'adultère. Mark Wahlberg -Elliot Moore- en prof de sciences tente de recoller les morceaux de son couple dans un rôle à contre emploi. Il est clairement identifiable que les deux moitiés tant par leurs jeux flottants que par les axes de caméra utilisés ont l'air de ne pas naviguer dans les mêmes eaux. On se surprend même à les trouver non seulement antinomiques mais aussi profondément antipathiques. En témoigne le personnage de Alma échangeant par téléphone avec son flirt à propos d'un dessert pris lors d'une pause déjeuner (?) ou le peu de correction d'Elliot face à des agents ferroviaires. Alors que la civilisation s'effondre, l'auto-centrisme prend le dessus comme une forme d'immaturité de la part du couple. L'adoption sera la thérapie afin d'envisager des jours meilleurs jusqu'au dénouement horrifique et superbe dans une petite maison de campagne.
Phénomènes représente une période charnière dans la carrière de Shyamalan mais aussi une somme de contraintes réellement visibles à l'écran qui nuisent à l'équilibre de l'ensemble. Déchiré entre ses velléités nouvelles, son envie de se fondre dans le moule Hollywoodien et le facteur auteur omniprésent, le réalisateur du Village peine à retrouver la force de ses débuts. À coup sûr le prix à payer pour le renouvellement de son Art fragile et habité.