Jean-Luc Godard, grand réalisateur de la Nouvelle vague, réalise en 1965 avec Pierrot le Fou le tournant de sa carrière.
Avant cela, Godard, c’était un cinéaste révolutionnaire, créant un nouveau cinéma (jump cut, tournage à l’improviste, violence, etc...), mais toujours enfermé dans le carcan du récit cinématographique, de la narration.
Après cela, c’était un génie artistique pour certains, soixante-huitard, un pauvre crétin prétentieux et faussement intellectuel pour d’autres, "fabriquant" des long-métrages informes, rêves visuels, pensées gribouillées sur pellicule. Bref, du cinéma, mais sans récit au sens du classique du terme : du cinéma expérimental.
Mais alors, entre les deux ? Qu’est-ce que Pierrot le Fou ?


Tenter est le bon mot, ou plutôt le bon verbe… Car c’est sans garantir de réponses que j’écris cette critique.
Lorsque j’ai vu Pierrot le fou pour la première fois, ce fut un grand choc. Comme si, jusqu’à présent, je ne connaissais rien du cinéma, je n’avais rien vu de véritablement cinématographique (terme bien galvaudé par son utilisation excessive je le conçois). Comme si j’avais été (ce qui peut toujours être le cas bien entendu) un ignare. Je suis retourné à la fonction primaire du spectateur, abasourdi, des images plein les mirettes, émerveillé.
Au début du film, je pensais à l’aspect historique de l’œuvre, puis, quinze-vingt minutes plus tard, je me déconnectais de toute forme de pensée critique, Jean-Luc Godard réalisant une œuvre unique, dont je n'avais rien vu de semblable auparavant. Une fois les dernières secondes de plaisir écoulées, je pensais de nouveau.
Je pensais à mon rapport avec le long-métrage, à ma critique, à Jean-Paul Belmondo, toujours si casse-cou, à Anna Karina, toujours aussi belle (mais pas mystérieuse, cela ferait de moi un con), à Godard, toujours aussi subversif et enfin Pierrot, tout aussi mythique. Un instant déboussolé, l’autre rêveur, voilà toute mon expérience devant Pierrot le fou.
La démarche de cette critique, et de sa (trop, probablement, et je m’en excuse) longue introduction, révèle donc de l’apnée, une plongée à travers mes souvenirs, esthétiques et narratifs, plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, de cette pellicule.


Le premier de ces souvenirs est une mémoire d’esthétique. Le précepte principal des films de Godard est l’esthétisme. Non pas une esthétique simpliste, ni prétentieuse comme la décrive ses détracteurs, mais purement et simplement onirique. Des couleurs flamboyantes ou sobres, rouges, verts et bleus, qui s’enchainent, s’échangent, s’interposent, se reflètent sur les pares-brises d’une voiture dans la nuit, ou se superposent aux visages tous plus excentriques que les autres de jeunes bourgeois-bohèmes lors d’une soirée… particulière, animée et pourtant très calme.
Couleurs mais aussi sobriété donc, comme le témoigne le dernier plan, un panoramique latéral, dévoilant l’abîme de la mer, dernière vue du joyeux suicidé qu’est Ferdinand le Pierrot, jusque dans sa mort indécise. Récifs où résonne à jamais la voix d’Anna Karina, que Pierrot a certainement rejoint dans les cieux, cet autre abîme qui entoure de sa splendeur bleutée la majestueuse et profonde Méditerranée.
Cependant, l’esthétique de Pierrot est avant tout cinéphile. Les mots et images sonnent avec les affiches de films interposées lors du montage, riment comme vie et cinéma lorsque les lumières néons d’une salle éclairent la rue et nos yeux, et c’est bien ce lieu, la salle, que rejoint Pierrot, lorsqu’il erre dans Saint-Tropez, lorsqu’il se meurt, en manque d’Anna, en quête de vie.


La deuxième mémoire est narrative. Car si l’esthétique est bien le centre de la filmographie de Godard, il y a bien un récit, peu conventionnel, certes, dans tous ses films, et particulièrement dans Pierrot le fou. Une histoire racontée par les paroles, les images, et leur association.
Dès les premières minutes du film, dès le générique, Jean-Luc Godard instaure un ordre (alphabétique), une chronologie, et donc par conséquence un récit. De la même manière que les lettres et couleurs changent et se succèdent, les personnages évoluent agissent et ainsi font varier l’histoire.
Une histoire mélancolique, folle, suicidaire, jouissive, sur un homme poétique et perdu dans une « ère du cul ». Un homme marié, à la recherche de la fantaisie, à la recherche de la vie. La vie, il la trouve auprès de Marianne, jeune femme mariée elle aussi, à un riche trafiquant d’armes, vivant dans un singulier et triste appartement, où se confrontent armes et peintures encadrées. Ensemble, ils s’aiment, ou plutôt, ils aiment la vie, et tuent le mari de Marianne, avant de partir en cavale et de voler de-ci-de-là. Le temps passe, la vie reste, les différences entre individus rendent les moments de bonheur et d’insouciance de plus en plus en rare. L’un est pensif, littéraire, aime les aventures mais préfère les écrire sur son carnet. L’autre ne sait pas quoi faire, écoute de la musique au mieux de lire, recherche de la poésie, de la passion surtout. Elle est sentimentale, mais pas mystérieuse. Les deux sont rapprochés par leur recherche de la vie, la vraie, dans la campagne de la Côte d’Azur, mais jusqu’à quand peut durer cette union ? Et jusqu’où ? Alors le tourbillon de la vie intervient, les sépare, les retrouve, ils se reconnaissent, ils s’aiment, mais, encore et toujours, ils se séparent. Comme pour mettre fin à ces indécises rêveries, l’un tue l’autre, et puis, forcément, la musique de la voix de celle-ci lui trotte dans la tête, il tente de se suicider, pour retrouver une preuve de vie, renonce, goûtant déjà à la sensation du danger et de l’excitation, mais il est trop tard. Cette fois-ci, Ferdinand, le sage, est bien mort, dans son conformisme. Il est bien mort, mais le visage de Pierrot est toujours là, éternel, et la voix, elle, reste, dans le ciel bleu-azur de la côte dorée.


Puis la troisième [mémoire], last but not least, le son. Le son et les bruitages. On se souvient du carnet de Ferdinand : « Bouches », « Onomatopées » et « Bruits ».
Une explosion. Des feux-d ’artifice. Des voitures. Des feux. Des revolvers, des cigarettes, des briquets. Des bruits et des voix. Des musiques aussi. Des vinyles. Des musiques de fou, intra et extradiégétique. Des chansons qui laissent place à des bruits, des bruits qui laissent place à des chansons, des chansons qui laissent place à des voix. Des mots, des phrases coupées, deux voix, un homme, une femme. Deux voix qui s’accordent, se contredisent et se chevauchent, pour raconter à leur façon une même histoire, à des points décisifs. Des bruits, des musiques, des voix, hypnose incroyable.
Du son, qui, dans un grand miracle rarissime, franchit l’oreille et parvient jusqu’à l’hémisphère droit du cerveau. Celui des bons souvenirs. Des souvenirs qui forgent.


Oui, Pierrot le fou n’est pas parfait. Oui, il y a bien Anna Karina qui joue moyennement, notamment lors de son trop connu « J’sais pas quoi faire… » (elle parle à Belmondo et, brusquement, machinalement, artificiellement en bref, repart clamer son même baratin), oui il y a un plan bien laid du ciel et de ses nuages, mais il y le chaos et l’ordre.
Un chaos si beau, artistique, esthétique, une beauté visuelle, une destruction intérieure magnifique, comme l’explosion de nitroglycérine qui consume toute la passion de Ferdinand, désormais, pour toujours, Pierrot le fou.
Un ordre si parfait, narratif, linéaire, l’ordre qui naît de l’harmonie entre images, récits et sons. Trois facteurs, lois, principes, qui ensemble livrent une œuvre intègre dans la filmographie de son créateur, cohérente et complète, une œuvre intense, mélancolique, jouissive, subversive, une grande œuvre, un chef-d’œuvre, qui m’aura ravi, même sur le plus petit ordinateur, qui m’aura conquis, pris, envahie, possédé, en deux mots : Pierrot le fou.

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le 28 juil. 2020

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