Tati, maître tatillon de la poésie inespérée

Rarement un film aura autant produit des effets proches de certains psychotropes. Il y a toute une série de cases bizarroïdes à cocher avant de se lancer dans Playtime dans l'espoir d'en tirer quelque chose d'aussi réjouissant, à commencer par l'adhésion au registre comique très particulier qui fait résonner les codes du muet dans l'environnement terne de la France pré-pompidolienne, le non-rejet de l'esthétique monochrome de laquelle émergent, de manière ponctuelle et impromptue, des sursauts de poésie enchanteurs, ou encore le consentement à cette absence apparente de trame narrative dans son acception traditionnelle.


Et pourtant, j'irais plus loin. Playtime rayonne d'un humour à la fois discret et omniprésent, millimétré dans ses schémas répétitifs qui propagent des échos comiques du début à la fin et qui s'insèrent parfaitement dans un univers graphique composé avec une minutie obsessionnelle. Playtime développe ses fantaisies sur une toile de fond d'une incroyable fadeur, complètement atone dans ses tons de gris étalés sur les murs des immeubles, d'où percent inexorablement des rayons pop d'une étonnante vigueur, entre deux boutades visuelles et deux gags dans l'arrière-plan (qui en compte probablement une dizaine). Playtime ne raconte pas une histoire, il en dissémine des centaines, des minuscules, des farfelues, des faussement insignifiantes.


Playtime pousse encore plus loin le délire maniaque qui naissait avec Mon Oncle dix ans auparavant, cet étalage incroyable de détails graphiques systématiquement accompagnés d'un grain de folie aigre-douce. Son sens perfectionniste du cadrage et de la composition est une source intarissable d'émerveillement. On ne se mouille pas trop en affirmant que le style de Tati est unique : cette douce poésie graphique, cette nébuleuse bruitée en guise de piste audio, cet assemblage de fragments très prosaïques qui forme un tout presque irréel, cette activité constante dans l'image à l'origine d'un fourmillement étourdissant... Le vertige guette, et on sort de cette odyssée kafkaïenne dans un état second. Mais tout le monde n'y sera pas sensible, c'est aussi triste que certain.


L'effet d'accumulation qui résulte tout de même de ce brouhaha étrange ne confine pourtant pas du tout au maniérisme ou au geste artistique gratuit et vaniteux. Le film regorge de micro-messages disséminés aux quatre coins de la pellicule, et dont nous avons la charge de déchiffrer. Il y a bien sûr de l'apocalypse à l'état pur, à l'image de cette imposante séquence dans la deuxième moitié du film centrée sur un restaurant en perdition, avec cette impression que le chaos final a longtemps mijoté et que l'ébullition a été parfaitement contrôlée, à la bulle près. Mais Tati fait preuve d'une lucidité constante, en illustrant sans cesse les travers de son époque, ici avec ce Noir qu'on refoule à l'entrée (avant de réaliser qu'il s'agit d'un musicien de l'orchestre) et là avec ces ouvriers savamment dissimulés dans le décor (pour ne pas importuner les clients fortunés). Le tout entre deux gags pour savoir qui picole en douce et comment faire semblant d'ouvrir une porte détruite, naturellement.


Il n'y a pas vraiment de règle chez Tati, et c'est sans doute ce qui constitue une grande part de son charme : on peut passer une dizaine de minutes dans une salle d'attente sans qu'aucun enjeu ne dépasse le cadre de cette scène, certaines boutades n'arrivent à maturité que dix minutes plus tard, après qu'on en ait oublié l'origine, ce qui paraît catastrophique à un moment donné devient totalement accessoire dans le suivant. Il questionne avec un acharnement certain la modernité, à travers l'usage de l'innovation qui trouve son point culminant dans une exposition délicieusement farfelue (ce "thro-out greek style", bon sang...), en prenant le soin de ne jamais tomber dans le constat aigre et plein de rancœur. Tati évolue au sein d'un univers loufoque dont il ne comprend pas grand-chose, en gentil curieux, lunaire parmi les lunaires, tantôt du côté de la circonspection amère face à la systématisation et l'uniformisation absurde du monde, tantôt du côté de la poésie innocente et l'infinité des possibles qui s'ouvre naturellement à lui, dans ce terrain de jeu s'étirant à perte de vue. Et c'est sans doute dans cette direction ambivalente-là que Playtime se révèle universel et atemporel — c'est en tous cas là où je m'y retrouve totalement.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Playtime-de-Jacques-Tati-1967

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le 23 mai 2019

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Morrinson

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