Il ne faut rien attendre du scénario de Pleasure, somme toute archi classique, qui nous montre une femme qui démarre en bas de l’échelle et qui veut monter. Et le film passe par exactement toutes les cases attendues dans ce type de film, qui plus est sans grande subtilité. Tout s’enchaine de manière un peu télescopée, et il est aisé de deviner ce qui va se passer : elle commence en bas, dans une situation précaire, se fait jeter, se prend des coups, se ressaisit, prend un risque, risque qui s’avère payant, et elle monte (direct au sommet d'ailleurs), fait quelques crasses sur le chemin, puis prend conscience de ce qu’elle est devenue.
La vraie différence entre Pleasure et les autres films qui traitent de ce type d'ascensions (sociales ? économiques ? professionnelles ?), c’est que Pleasure, c’est l’industrie du porno, et que donc c’est le corps humain qui est en première ligne, et que donc quand on tombe sur des connards qui veulent t’enculer, et bah là ils t’enculent (littéralement). Et donc forcément, ça fait plus mal. Pleasure joue avec les corps, leur physique, jetés dans les contraintes de l'industrie.
Finalement, Pleasure se sert de son histoire un peu pataude, pour filmer des corps, et, surtout, un corps, celui de son actrice. Et c'est là que c'est le plus intéressant. S’enchainent dans Pleasure une succession de scènes de cul, du cul mais sans excitation aucune. C'est le sexe dénué de tout ce qui fait le sexe, c'est à dire le désir, l'excitation, la curiosité, la passion, l'envie. Ici, tout est froid. Les corps s'entrechoquent, sans jamais donner l'impression de baiser. Sûrement, parce que c'est filmé du point de vue de l'actrice, subjectivement, qui abandonnerait ou perdrait son corps pour le laisser façonner par les hommes.
Il y a beaucoup dans cette mise en scène et cette imagerie. Car fondamentalement, on peut s'imaginer que les scènes qui sont tournées sont probablement réussies (excitantes - si l'on suppose qu'exciter est le but du film porno), mais lorsqu'elles sont filmées comme dans Pleasure, du point de vue subjectif de l'actrice qui les joue, elles ne valent plus rien, elles n'excitent plus le moins du monde, et pire, elles créent le malaise. Ce qui, au-delà de montrer brillamment que le porno est entièrement façonné pour exciter les hommes, sans se soucier du plaisir des femmes qui le jouent, n'est pas aussi sans interroger sur ce qui par essence excite l'homme, et si c'est différent de ce qui est excite la femme, ou si fondamentalement il n'y a pas de différence mais qu'on ne fait qu'utiliser les femmes sans se soucier de ce qu'elles pensent, comme un grand industriel utiliserait ses ouvriers (et donc, faut-il faire du porno autrement, où les deux sexes y trouveraient leur compte - et on atteint là une autre lecture, capitaliste : est-ce que ce serait rentable?) ?
Le film est moins manichéen qu'il n'en a l'air en réalité, et n’épargne pas non plus les hommes, bien souvent soumis à la logique de la production et de l’argent qui l’entoure. Pleasure accuse plus une industrie, qui certes est au service des hommes (sûrement car ils en sont les plus grands consommateurs - c'est un film sur le capitalisme aussi, les femmes servent à ce que l'industrie a besoin pour gagner de l'argent, rien de plus), que les hommes en soi. Et ce qui est aussi intéressant, c'est que les femmes participent au jeu quand même. Elles sentent qu'elles ne sont pas estimées à leur juste valeur (c'est un euphémisme), mais elles y vont quand même, pour des motifs variés (manger le soir, monter dans la hiérarchie, gagner beaucoup d'argent,... - un peu comme le "chef de projet" qui sait que son métier ravage l'environnement mais qui va quand même se battre pour lancer une nouvelle extraction minière).
Pleasure aura au moins le mérite de faire ressentir ce qui se passe derrière les sourires et les paillettes. Et que, même si une actrice a réussi à se faire un nom, si elle sourit, poste des instagram et clame qu’elle aime la bite, il y a peut être une vraie posture rendue obligatoire par l'appartenance à une industrie qui a ses codes.
Et Pleasure est d'autant plus réussi que ce qui est montré, on le savait déjà en réalité. On avait vu des reportages, des témoignages, des articles de journaux, de plus en plus fréquemment. Et donc quand c'est montré frontalement dans Pleasure, on sait que c'est probablement la réalité. Et ça accentue le malaise.
Et j'ai beaucoup aimé quand la mise en scène s'envole, et que la musique s'élève à certains des pires moments. Le film touche une certaine forme de grâce et de beauté dans des scènes pourtant dégueulasses, voire insoutenables. Le film recherche la beauté dans un monde qui ne l'est plus.
Après, on aurait aimé, peut-être, un peu moins de cul, et un peu plus ce que pense cette femme, car elle est intéressante. On ne sait jamais vraiment ce qui la guide. Pourquoi elle s’acharne, pourquoi elle continue à vouloir grimper après ce qui lui arrive. Est-ce l’argent ? Le besoin de célébrité sur les réseaux sociaux ? La passion pour le cul ? Une déviance psychologique ? Une recherche de son corps ?
Reste que Pleasure est un film vraiment réussi par sa mise en scène du sexe, par ce "regard féminin" sur l'industrie, et par la dissociation entre l'âme et le corps qu'il suggère, comme cette actrice (dont la performance est par ailleurs excellente) qui voit son corps lui échapper, et dont le regard est tantôt triste, tantôt résigné, tantôt déterminé, tantôt perdu, tantôt tout à la fois.

jean-taulier
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le 29 oct. 2021

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