La fin de vie. Sujet morose, s’il en est, surtout lorsque celle-ci impose son approche de manière indéniablement prématurée, au cœur de la jeunesse. La réalisatrice Emily Atef, également co-scénariste avec Lars Ubrich, a l’intelligence de subvertir les clichés et de transformer cette thématique en une histoire lumineuse, solaire, aquatique, dévorée de beauté et d’amour.
On découvre Hélène (toujours excellente Vicky Krieps, ici diaphane), qui vit dans un Bordeaux aux allures parisiennes et affronte avec son mari, Mathieu (dernier beau rôle du regretté Gaspard Ulliel), les développements d’une fibrose pulmonaire idiopathique, maladie rare qui conduit de façon presque certaine à la mort, sauf en cas de succès, encore assez hypothétique, d’une greffe des poumons. Alors qu’elle supporte de plus en plus difficilement l’enfermement dans l’appartement conjugal suite à l’abandon de son travail et, surtout, les précautions et les gênes de ses amis, qui n’osent plus partager avec elle les événements de la vie heureuse, comme s’ils la considéraient déjà comme à demi morte, un sursaut d’élan vital arrache la jeune femme au lien de plus en plus endolori avec son mari et la projette, seule, vers la lumière éclatante des fjords norvégiens et des jours permanents. Le premier volet, saturé de nuit, d’intérieurs sombres, et de désarroi, pivote radicalement avec la mise en œuvre de ce désir, qui semblait initialement aussi fou qu’irréaliste.
S’ouvre ainsi, dans le bleu intense du ciel et de l’eau, le second volet, qui ne se refermera pas… Le lieu n’exerçait pas seul son attrait. Surgit un troisième personnage, qui dénonce au passage les leurres d’internet, tout en même temps qu’il atteste la profondeur et la validité de certaines connexions. On le sait, le point de vue d’Emily Atef est rarement étroit… Bent donc, alias Mister pour son blog, est incarné par Bjørn Floberg, acteur magnétique dont le profil arrière pourrait évoquer Brando et la pleine face, surtout par son regard, Nicholson, alors que sa voix et sa diction lente, grave et rocailleuse, semblent sœurs de celles d’Iggy Pop. Entre grands blessés de l’existence (« I hate healthy people », déclare Bent avec une saine et vigoureuse sincérité), s’instaure une évidente et sereine connivence, jamais graveleuse, mais qui perturbera toutefois l’équilibre du couple premier.
Perturbera un équilibre, mais aussi le relancera, en arrachant Hélène, dans le regard de Mathieu, à son statut, devenu aussi exclusif que paniquant, de malade, et en lui restituant son être de femme encore suffisamment vivante pour disposer librement de ses choix. Cette authentique renaissance enfantera elle-même de scènes superbement captées, en plein confinement, par la caméra d’Yves Cape, qu’il s’agisse des paysages grandioses de Norvège ou des vallonnements des corps ayant enfin retrouvé une vibration commune. Et la partition, magnifiquement sobre et dense, de Jon Balke, pour un instrument à cordes frottées qui semble issu de la nuit des temps, n’est pas pour rien dans cette impression d’une incroyable richesse jaillissant d’un cheminement vers l’épure.
Emily Atef impressionne par son audace et son aptitude à approcher des sujets rarement explorés, et qui ne peuvent parfois paraître ingrats qu’avant qu’elle les ait touchés. Que l’on songe à « L’Etranger en moi » (2010), portant sur le rejet, par une mère, de son enfant ; à l’étrange « Tue-moi » (2012), sur la rencontre entre une adolescente suicidaire et un tueur en fuite ; ou encore au superbe et nostalgique « Trois jours à Quiberon » (2018), qui escortait Romy Schneider en Bretagne à l’occasion de l’un de ses grands séismes psychiques. Dans ce dernier opus, c’est la mort qui tient le rôle de « L’Etrang[ère] en moi » et les effets de cette occupation sont investigués jusque dans le désir, en apparence seulement paradoxal, de vivre sa mort, autrement dit de vivre sa vie jusque dans ses extrêmités les plus extrêmes, d’aller jusqu’à la pointe la plus tendue de cette « Finis Vitae » si bien figurée par les pays du Nord et leur soleil de minuit, à l’orée de la nuit la plus noire.
A l’issue de la projection, remonte en planche, des prodondeurs de ce très beau film que la mort de Gaspard Ulliel achève de rendre bouleversant, le sentiment du mystère attaché à la mort de l’autre, de l’imprévisibilité de ses actes et de ses réactions, même pour les très proches. Mais ce qui surnage surtout à la surface de ces eaux fascinantes, ce qui devrait rester, est la reconnaissance, absolue et inconditionnelle, de l’inaliénable liberté d’autrui, quelque difficile qu’elle soit à admettre. Comme un ultime geste d’amour et de respect.