Chez Miyazaki, la frontière est en soi une idée poétique. Prisonniers entre le sol et la stratosphère, les pirates du Château dans le ciel n'avaient pour limite qu'une cité inatteignable, véritable légende tenue au secret par les nuages. Dans Le Château ambulant, une bâtisse faite de bric et de broc y permettait, une fois à l'arrêt, de se déplacer d'un bout à l'autre du monde sans bouger, conséquence d'une porte d'entrée à sens unique mais aux issues multiples. Enfin, contre l'avis de leur fille, les parents de Chihiro s'engouffrèrent dans un tunnel sans âge débouchant sur un monde qui leur est étranger. Un tunnel que l'on retrouve sous une forme plus réaliste dans Ponyo sur la falaise, la fillette et le héros y marchant paisiblement avant qu'elle ne retourne peu à peu à son état animal, forçant le petit garçon à presser le pas jusqu'au bord de la mer.
Il faut un certain recul pour réaliser, au-delà de leurs qualités respectives, que Ponyo... a parfaitement sa place dans la filmo du maître entre Le Château ambulant et Le Vent se lève, le premier entrechoquant des hommes et femmes prisonniers de divers maléfices quand le second se frotte à une réalité dépourvue de fantastique. Abreuvé de tableaux élégiaques, Ponyo... emprunte au Château ambulant son foisonnement visuel pour le ramener à un cadre excessivement quotidien, la conclusion de l'aventure montrant la fillette abandonner pour toujours ses pouvoirs magiques au profit d'une existence humaine. La transition est facile pour qui ne s'est toujours pas remis de la bouleversante gravité du Vent se lève, son héros désabusé y scrutant l'horizon sans aucun chat-bus, aucune jeune sorcière ni même cochon pilote en récompense.
Equivalent filmique d'un feu d'artifices contenu dans une petite boîte, Ponyo sur la falaise floute constamment ses enjeux dramatiques. Noter le film est un calvaire pour tout fan de l'ami Hayao tant l'objet, s'il ne provoque ni le choc de Princesse Mononoké ni la jubilation du Château de Cagliostro, est néanmoins mû par mille-et-un micro-événements précieux. Il est d'ailleurs incroyable de voir Miyazaki procéder par soustraction en termes narratifs alors qu'il se montre si généreux en termes formels, le spectateur ne sachant qu'à de rares instants de quoi parle le long-métrage. Il faut dire que cette histoire-là jongle avec l'imaginaire d'un public qui, après le passage de flambeau entre Alice au pays des merveilles et Chihiro, a tôt fait d'associer le personnage et l'affiche de Ponyo... à une relecture japonaise de La Petite sirène.
Or, le film ne fait aucune allusion directe au conte d'Andersen. En revanche, le père de l'héroïne la nomme expressément Brunhilde au détour d'une réplique, soit le même patronyme que l'une des valkyries, ces vierges guerrières au service d'Odin, Dieu des dieux au sein des mythes nordiques. L'allusion verbale trouvera un écho formidable lorsque Miyazaki exprimera visuellement cette référence, transformation d'un petit poisson en mioche au gré d'une tempête. Peut-être la scène la plus spectaculaire jamais vue chez Miyazaki, dont l'impact est dédoublé par la douceur générale du film. Musicalement, enfin, le score de Joe Hisaishi confirme l'obédience mythologique du personnage en accompagnant cette même tempête d'accents ouvertement wagnériens, le compositeur de La Chevauchée des walkyries semblant alors propulser la petite Ponyo au sommet de vagues monumentales.
Un instant de grâce foudroyant, et pourtant une simple transition d'un monde à l'autre, cette frontière abolie inspirant ensuite au metteur en scène une longue parenthèse domestique où Ponyo, le petit garçon et sa mère rentrent à la maison, sèchent leurs cheveux, préparent à goûter puis à dîner avant que Ponyo ne tombe de fatigue sur l'épaule de son bien aimé. Anodins en termes narratifs, ces instants sont le coeur de Ponyo sur la falaise, Miyazaki s'y montrant attentif à la moindre bouille souriante, au moindre geste innocent, alors même que les forces marines et terrestres semblent en conflit depuis toujours, témoin ce filet de pêche charriant un tas d'ordures qui ouvre le long-métrage. Ecrit, dessiné puis animé à hauteur d'enfant, ce Miyazaki-là est dépourvu de violence, de guerre et même de méchant, aucun personnage ne voulant, en fait, y nuire à un autre.
Cette candeur merveilleuse, bien réelle, n'en reste pas moins enracinée dans les questionnements du maître. Image terrifiante dont on trouve des échos jusque dans le futur Melancholia, le plan d'une lune gigantesque se rapprochant de la Terre en plein jour a de quoi sidérer, tout comme le phrasé de ce témoin et prédicateur, magicien ayant jadis renoncé à sa vie d'homme (en fait le père de Ponyo, qui suit donc un chemin inverse à celui de sa fillette). Miyazaki oblige, la clé du mystère est à chercher dans les figures féminines du récit, les mères de Ponyo et Sosuke y tenant une conversation dont le contenu reste inaudible, capté à distance. La déesse des mers y discutant en toute quiétude avec la maman, bien humaine, du garçonnet, on devine qu'en parallèle de ces couleurs éblouissantes et de la balade des deux enfants se dessine un enjeu colossal.
Bercé par un univers éclatant où les espèces animales, le monde aquatique et des lois physiques permissives exhalent autant de grâce qu'une divinité sous-marine, Ponyo sur la falaise est une oeuvre fragile, et pourtant habitée. Lorsque la créature devenue fillette suite au raz-de-marrée court puis enlace son petit prince, le cinéaste exclut la maman du cadre pour mieux l'inscrire en contrechamp dans un rétroviseur, laissant s'exprimer toute la tendresse du monde le temps d'un câlin interminable. Au coeur de son film le plus scandaleusement mignon et apaisant, Miyazaki cisèle ainsi un récit d'apocalypse où le salut de la Terre tient à un premier baiser. C'est rare, et bon sang, c'est magnifique !