La cinématographie de Hayao Miyazaki est traversée de femmes, de façon quasiment exclusive : Nausicaä, Kiki, San, Chihiro, Ponyo, tous ses films ou presque sont un théâtre à la gloire de femmes, qu'elles soient fortes, belles ou décidées, timides ou plus ou moins charmantes.
Pas Porco Rosso.
C'est la première et peut-être la seule fois dans sa carrière - si l'on excepte, avec quelques réserves, "Le vent se lève" - que Hayao Miyazaki consacre un film tout entier à un personnage masculin, Marco, et à sa rivalité avec un autre homme, Curtis, pour la conquête de deux femmes, Gina et Fio. C'est peut-être parce que Miyazaki, s'interrompant une seule fois dans sa carrière élévatrice de rôles féminins, prend Porco Rosso comme le film qu'on aurait pu lui accuser de ne pas avoir réalisé sur les hommes et en fait une interrogation profonde sur la virilité.
Sauf que le génie ne pouvait bien sûr pas faire comme tout le monde. Dans Porco Rosso, l'homme que Miyazaki met en scène n'est même pas un homme : c'est un cochon. Bien au-delà du simple mythe de la princesse et de la grenouille, c'est une formidable histoire de héros qui se déroule au son du "Temps des Cerises" : tous les héros. Les vrais, les faux, ceux qui ont fait la guerre et ceux qui la regardent au cinéma. C'est la nostalgie amoureuse d'un homme aimé par les femmes, face à un rival qui voulait tuer le père pour prendre sa place - Porco Rosso, au-delà de toute ce que l'on pourra jamais en dire, est avant tout un récit clair, limpide et beau. D'une pureté et d'une grâce presque terrifiantes.
Tout d'abord on ne peut sans doute comprendre pourquoi Porco est un cochon sans comprendre les réactions que celui-ci suscite : dès les première minutes, Porco détonne : c'est un cochon, donc à cent mille lieues des canons de beauté humains, et pourtant les femmes se l'arrachent; il est acclamé, aimé, adulé de partout, par toutes les femmes qu'il croise; tandis qu'à son approche, les hommes se font jaloux, grognons, puérils, ils tentent de reconquérir l'attention féminine en pure perte; c'est peut-être la première grand énigme de Porco Rosso : Porco n'est pas un homme, c'est un cochon; et pourtant il est incroyablement viril.
Cette virilité est au début du film bien mystérieuse, mais la simple classe de Porco suffit à faire comprendre pourquoi malgré son physique c'est un tombeur de première : sobre, élégant, courageux, Porco est également posé mais jamais fat, confiant mais jamais immature; et c'est peut-être aussi là qu'est le secret : Porco Rosso est un tombeur, mais jamais, au grand jamais il ne recherche cette attention qu'il suscite, bien au contraire il évite de parler aux femmes, tout au plus s'accorde-t-il parfois un clin d'oeil pour épater la galerie.
Face à lui au contraire, son antithèse : Donald Curtis. Face à Porco l'européen flegmatique et bedonnant, lui est l'américain arrogant et fier de ses forces toutes neuves : jeune et beau gosse, sûr de lui, on sent en lui quelques échos de la virilité pourtant si unique de Porco, par exemple quand il ramène à leur place les Mamma Aiuto (pour le coup parfaits enfants toujours réclament l'attention des femmes), mais il n'a pourtant rien à voir avec celui-ci : Curtis est en recherche permanente de l'admiration des femmes, il connaît son charme et en joue quand Porco est purement passif : c'est un adolescent qui veut se prouver quelque chose : il veut être plus grand que le géant, avec l'inconscience qui caractérise son âge, il veut "tuer le vieux" pour mieux prendre sa place.
Curtis est également un adolescent américain et enthousiaste quand Porco est déjà un adulte, portant son passé difficile de pilote de guerre, mais aussi avec lui le passé d'une vieille Europe plus fatiguée, plus lassée mais plus patiente plus expérimentée que la jeune et pétulante Amérique : n'est-ce pas Gina qui dira à Curtis la demandant en mariage lors de leur deuxième rencontre : "Vous êtes trop pressés vous autres américains. Dans notre vieille Europe, nous avons encore un peu de romantisme." Elle ponctuera même son discours ainsi avant de le quitter pour Porco : "Allez, va jouer à Hollywood...blanc-bec."
Lutte entre deux continents et deux façons de voir le monde quand on la prend dans sa symbolique première, le combat de Porco et de Curtis est surtout la rencontre de deux virilités : celle, sûre d'elle et pétulante de naïveté et d'arrogance adolescente, de Curtis et celle, posée, classieuse, pleine d'expérience et chargée d'un lourd passé de Porco. Deux visions du monde qui se rencontrent pour la conquête de deux femmes : la séduction de l'apparence, et la séduction de l'expérience. On sait depuis longtemps qui l'a emporté.
Mais revenons à un point crucial du récit : la transformation de Porco en cochon, des années auparavant, n'est pas exempte de sens : est-il transformé comme victime expiatoire de la folie de la Première Guerre Mondiale comme son récit tend à le décrire ? Est-ce une symbolique absurde de ses pulsions de jeunesse, une malédiction qu'il tenterait à tout prix de cacher ? Ou est-ce quelque chose d'autre encore ? Le mystère de la transformation de Porco en cochon n'est jamais vraiment levé, c'est peut-être pour le mieux; peut-être son physique repoussant était-il simplement l'occasion pour Miyazaki de faire montre d'une virilité "autre" que celle que l'on retrouve dans tous ces magazines pleins d'éphèbes aux hormones et aux sourires plastifiés.
Je n'en suis pas sûr pour ma part; cette transformation a un rôle bien précis dans toute cette histoire; à cet égard, et c'est peut-être le détail le plus significatif du film : Porco n'apparaîtra en tout que trois fois à visage humain dans le film : sur une photographie au tout début, puis dans le récit qu'il fait d'une bataille aérienne, et enfin, quand il raconte sa vie à la petite Fio alors que celle-ci lui réclame une histoire.
Porco ne devient véritablement humain et masculin, viril, et non plus cochon asexué, que dans trois situations : dans ses souvenirs, durant son récit... et quand il prend pour un fugace instant la place d'un père pour la petite Fio qui ne se rend bien sûr pas compte qu'elle s'est amourachée d'un bonhomme bien trop vieux pour elle. Porco lui en a bien conscience, même s'il lui reconnaît un certain charme car il sait, lui, ce que sont les fugaces et naïves amourettes adolescentes...
Il est pourtant très important de noter que la maturité affective, qui fait du personnage un adulte - ou pas - n'est aucunement liée à l'âge : les Mamma Aiuto, bruyants, immatures et en manque d'attention, sont des garçons turbulents calmés quand leur mère les gronde, et qui ne peuvent s'empêcher "d'adorer" les femmes - tout comme moi, quand j'avais huit ans, "j'adorais" les femmes - pour nulle autre raison qu'une innocente et pure fascination pour ces êtres angéliques, mystérieux et si pleins de grâce que sont Fio (une grande sœur de substitution à laquelle ils obéissent avec ravissement) ou Gina (la mère parfaite pour ces grands gosses qui sont au fond une fratrie de mal élevés.)
Mais revenons à Curtis l'adolescent, arrogant comme tel, cherchant sa confiance en soi dans le regard des femmes qu'il séduit consciemment, non sans arrières-pensées (en témoigne sa propension à demander toutes les femmes en mariage), mais surtout rêvant encore comme un adolescent : il rêve d'être président des Etats-Unis et acteur à Hollywood !
Confronté à Porco et à son inexplicable charisme qu'il ne comprend ni n'accepte, il va tenter de l'amener sur son terrain, celui typique des garçons immatures : il propose de faire un combat "pour voir qui c'est qui sera le plus fort".
Et Porco, contre toute attente, accepte.
Est-ce par esprit de revanche face à celui qui l'a abattu une première fois dans le dos ? Parce qu'il veut sincèrement empêcher Fio, qui est l'enjeu du combat, comme dans les vieux romans de chevalerie, de marier un abruti, et donc par jalousie ? Qu'importe, l'Europe donne à fond dans le jeu immature de l'Amérique, et ce sera désormais lors du combat stupide et ridicule de "qui aura la plus grosse" (mitraillette) que les deux se départageront. Pire encore, ce sera sous les acclamations et les encouragements de la foule bigarrée, incluant Fio elle-même : c'est une gosse un peu inconsciente, définitivement, malgré les airs de grande qu'elle se donne, mais bon, j'imagine que c'est ce qui fait son charme...
Miyazaki ne laisse aucun doute sur la façon dont il voit cette quête absurde à la virilité qui n'est écho que de celle qui règne encore aujourd'hui : le combat, parti sous les meilleurs auspices, tourne vite au grand n'importe quoi et se conclue à coups de poings, comme dans une cour de récréation : tu voulais savoir qui était le plus mature ? Ben voilà, maintenant tu sais : aucun des deux. Et jamais la figure déformée sous les bosses et les bleus de Porco n'aura semblé si inhumaine que durant ce combat ridicule : où est-il passé, ce héros au grand cœur qui faisait chavirer les femmes par son simple silence ?
On dit parfois que Miyazaki est féministe. Je crois, pour ma part, que cela est faux. Je le crois encore après avoir vu cette scène de combat douloureusement ridicule : Miyazaki, pour reprendre l'interview d'un de ses collaborateurs, "est un homme qui pense qu'une société dans laquelle une plus grande place est donnée aux femmes est une société qui s'en sort mieux". Je crois qu'il pense aussi qu'une société où les hommes se battent comme des chiens pour les beaux yeux d'une femme qui dans le fond s'en fout est une société à la dérive.
Ironiquement, Porco retrouve visage humain à la fin de la bagarre, quand tout est fini, enfin c'est ce que nous supposons, car nous ne le verrons pas, ce visage paré de sa virilité nouvelle : presque comme pour se cacher, Porco s'en va, pour toujours. Peut-être a-t-il compris l'erreur qu'il a commise en acceptant ce combat - que pourtant il a gagné mais qu'il aurait peut-être mieux fait de perdre.
Il laisse sa place dans les bars à un autre homme, une autre virilité : dans les derniers plans du film, c'est un autre visage qui apparaîtra, placardé en énorme sur un mur : celui de Donald Curtis, star de cinéma à Hollywood, serrant dans ses bras puissants une femme pour le protéger d'un énième monstre géant. L'adolescent a réussi...
A la fin de Porco Rosso, le héros de guerre aux multiples cicatrices disparaît, emmenant avec lui ces rêves d'un homme de l'ancien temps; il ne reste de lui que le souvenir d'une femme, les yeux perdus dans le vide, quelque part dans son jardin au milieu de la mer. Et comme une ironique signature, il reste à sa place désormais vide le visage figé dans le papier d'un héros d'opérette qui n'a jamais grandi.