J'ai eu, au cours de ma vie, des tas de contacts avec des tas de films sérieux. J'ai beaucoup vu d’œuvres de grandes personnes avec des métaphores alambiquées et des plans perchés. Je les ai vus de très près. Et à chaque fois je craignais de perdre un peu plus de mon âme d'enfant, d'autant plus que je commençais à ne plus apprécier la compagnie des autres.
Lorsque je rencontrais des amis cinéphiles, je commençais par leur montrer un bout d'animation japonaise, juste pour voir. Mais souvent, il ne comprenait pas, il me répondait « ce n'est pas vraiment un film. » Alors je me mettais à leur portée, je leur parlais de Lynch, de Cocteau et de la Nouvelle Vague. Et la personne était bien contente de rencontrer un homme aussi raisonnable tandis que je m'enfonçais dans mes mensonges.
J'ai ainsi vécu seul, sans personne à qui parler véritablement jusqu'à une soirée il y a quelque temps. L'internet était cassé dans mon appartement. Et comme je n'avais avec moi ni réparateur du câble, ni wi-fi de secours, je me préparai à essayer de passer une soirée qui s'annonçait difficile. Je n'avais que quelques films avec moi.
Quelle ne fût pas ma surprise lorsque j'entendis, émerger du canapé, une petite voix qui me dit
-S'il vous plaît... on met un film d'animation !
-De quoi ?!
Je me suis relevé comme électrocuté par la prise. J'ai bien frotté mes yeux. J'ai bien regardé. Et là j'ai vu la petite personne tout à fait ordinaire qui me considérait pensivement. Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j'ai réussi à faire d'elle. Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. Ce n'est pas de ma faute. J'avais été découragé dans ma carrière de dessinateur par mon professeur d'arts plastiques qui disais que j'avais autant de talent qu'un enfant de trois ans, et je n'avais rien appris à dessiner sauf les bonhommes bâtons.
-De quoi ?
Et la personne dit alors, grognant, d'une voix plaintive.
-S'il vous plaît... on met un film d'animation !
La chose me semblât si absurde, à mille lieues de tout ce que je m'attendais à entendre. Comme je n'avais pas internet, je me mis à lui expliquer que je n'avais que des dessins animés japonais sous la main et que c'était le genre de truc que beaucoup n'appréciaient pas et que avec ses goûts difficiles, pour ne pas dire particuliers...
-ça ne fait rien. Met un truc bien alors.
Comme je n'avais pas trop d'idées de ce qui plairait, je proposai un truc chiadé un peu mielleux du genre Shinkai.
-Non ! Non je ne veux pas d'un Shinkai. C'est trop fleur bleue pour moi.
Je suis parti sur Mind Game. Elle regarda attentivement, puis
-Non! Celui-là a l'air très malade. Mets-en un autre.
Je proposai alors Miyazaki :
-Oui, mais un qui me soit inconnu alors.
Nous nous mîmes d'accord pour un Porco Rosso, mes souvenirs du cochon aviateur étant quelque peu flous, je me suis dit que ça serait une bonne occasion.
Et je fus emporté, comme toujours, par ce ballet aérien si unique dans la filmographie de Hayao Miyazaki. Devant cette œuvre teintée d'un romantisme tout européen, comme un hommage au vieux continent dont il s'inspira tant.
Transporté au côté du porc aviateur, à ses côtés les pieds dans l'eau sur cet îlot perdu au milieu de la Méditerranée. Bercé par le son des vagues et des moteurs ronronnants, on se laisse transporter entre air et eau avec ce pilote d'hydravion maudit, condamné à ressembler à un cochon. Autrefois héros de l'armée de l'air, l'homme-porc échappe maintenant à l'armée dans un contexte politique tendu sur fond de montée du fascisme et de remilitarisation. L'image est jolie, puisque le cochon n'est pas le fasciste mais celui qui les méprise, les fuit, qui constate à la marge que la société est au bord du gouffre.
La nostalgie domine souvent, nostalgie de l'époque révolue du pilote romantique, du héros de la Première Guerre mondiale qui faisait rêver les foules. Nostalgie de l'échec du socialisme, chanté d'une voix lascive par Gina (Le Temps des Cerises). Nostalgie du temps passé, des disparus, hommage émouvant aux héros tombés au champ d'honneur à travers cette magnifique séquence du cimetière aérien, somptueuse scène où les avions s'échappent des nuages poisseux pour s'envoler en un courant lumineux. Lorsque Gina s'abandonne, le vague à l'âme, aux souvenirs du temps jadis et attend le retour de Marco, on s'émeut de cet amour manqué qui reste si fort. Cette thématique de l'attente participe à ce rythme bien particulier, à cette ambiance si différente de ce film. Point d'élans épiques, d'emportements fantastiques mais une mélancolie teintée d'espoir. Derrière le fascisme pointe une société faites de solidarités, de femmes fortes, en témoigne la petite Fio dont l'enthousiasme et la candeur chavire les cœurs, même ceux des pirates pourtant farouchement anti-cochon. C'est que l'histoire ne verse pas dans le manichéisme.
Fermement ancré dans un contexte géopolitique historique, loin du surnaturel auquel l'aficionado de Miyazaki pourrait être habitué, Porco Rosso est aussi son film le plus aérien, le plus mélancolique peut-être, teinté de ce romantisme charmant dans un monde qui devient fou. Et on s'attache à ce cochon misanthrope qui s'ouvre au monde.
Réunissant des qualités visuelles indéniables et une bande-son aux oignons, cette version Miyazakienne de « La Belle et la Bête » est une réussite qui m'a fait passé un excellent moment.
Bref, j'ai regardé Porco Rosso et depuis je peux montrer mes bijoux d'animation jap' au quotidien. Et c'est chouette de voir et revoir des trucs comme Dead Leaves en appréciant à plusieurs, ou de pouvoir s'émouvoir devant un Miyazaki et en parler pendant des plombes après.
Pour les coréens c'est pas encore ça par contre...