Il peut sembler étrange d’associer la « fille publique » qui se trouve à l’étymon de la pornographie, la « joie » qu’elle est censée procurer selon l’un de ses autres surnoms, et la « bile noire » de la mélancolie… C’est pourtant dans l’exploration de ce paradoxe qu’ose se lancer Manuel Abramovich (28 novembre 1987, Buenos Aires -), jeune réalisateur argentin vivant depuis quelques années déjà à Berlin. Le plan d’ouverture s’offre l’audace de mettre en avant cette « mélancolie » : à travers un jeu de transparence et de reflets savamment agencé, on découvre Lalo Santos, corps élancé et beau visage grave - presque un « chevalier à la triste figure », pour reprendre la tournure par laquelle Miguel de Cervantes désignait son cher héros à contre-courant -, attendant longuement au milieu d’une foule urbaine brassée par une myriade de trajectoires propres ; soudain, les larmes, éjaculation d’une tristesse aussi intarissable qu’énigmatique.
On ne quittera plus ce visage, qui fascine visiblement la caméra de Manuel Abramovich, également à l’image, ainsi qu’au scénario, où il est secondé par Pio Longo et Fernando Krapp. On le retrouvera dans la petite usine de façonnage où il est ouvrier, mais aussi où il se prend en photo dans des poses érotiques, lorsque ses collègues ont le dos tourné. Photos qui sont aussitôt postées sur le net, à l’intention de ses nombreux suiveurs. On verra le jeune homme passer de cette activité artisanale à des emplois nettement plus lucratifs, lorsqu’il s’ouvrira au cinéma porno, incarnant Zapata pour son premier rôle, dans une révision dénudée et homosexuelle de la Révolution mexicaine.
Fait rare, ce biopic porno tourné dans le film-cadre verra réellement le jour, sous le titre Pornozapata. Diablo en est le réalisateur, et il apparaît dans le film d’Abramovich. De même, Lalo Santos est le personnage principal, mais ce nom est aussi celui de l’acteur qui l’incarne et qui se met lui-même en scène sur les réseaux sociaux de la « vraie vie ». Pour autant, Pornomelancolia n’est pas un documentaire, mais bien plutôt une exploration de la frontière de plus en plus ténue qui sépare la réalité de la fiction, et cela plus encore à l’heure du net et de l’auto-représentation de soi, pour recourir à une formulation dont le caractère tautologique est pleinement assumé.
Mais cette multiplicité des liens virtuels, cette mise à nu et cette offrande de soi sur les réseaux sociaux dissout les vrais liens, de chair et de sang, qui enserrent un individu et peuvent l’aider à se tenir debout. Si bien que ce quatrième long-métrage de Manuel Abramovich se fait aussi exploration de l’« ultra moderne solitude », dans laquelle l’être humain est tout aussi bien constamment au cœur d’une multitude de réseaux sociaux qu’irrémédiablement seul. Ainsi que le souligne une psychologue médicale chargée de suivre Lalo dans son traitement contre le VIH : « Mais avez-vous quelqu’un à qui parler de tout cela ? » Question crucifiante, puisque la réponse, indicible parce qu’abyssale, serait bien évidemment négative…
Ce constat indéniablement mélancolique n’empêche pas quelques traits d’humour, telle, dans la première partie du film, cette machine à piston utilisée dans l’usine où travaille Lalo, et sur laquelle se trouve joliment inscrit « Rocco »… De l’humour à la sincérité, Abramovich ne craint pas non plus le mélange des tons, insérant également de touchants échanges, encore plus à nu que leurs scènes dénudées, entre les acteurs du porno, se livrant les uns aux autres entre deux prises, et témoignant d’une belle solidarité sur fond de détresse.
Reste à souligner la profonde beauté de chaque plan, Abramovich manifestant un sens de l’image très construit. Et, constamment, cette préséance fascinante et fascinée accordée aux visages, même dans les scènes les plus crues. Un choix qui achève de détourner du cinéma porno ce Pornomelancolia et ne peut que donner la main à cette exclamation proférée par le savant désespéré dans le Faust I (1808) de Gœthe : « La chair est triste, hélas… ».
Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/pornomelancolia-film-manuel-abramovich-avis-10060220/