Paradoxalement, le Portrait de la jeune fille en feu commence par une mise à l’eau. Marianne, missionnée par une riche comtesse pour un portrait mystérieux, voit ses toiles tomber dans la mer à l’approche de l’île où elle est attendue. Instinctivement, elle se jette dans les vagues pour sauver son matériel. Trempée, elle se réchauffera bientôt à la lueur d’un feu de cheminée. L’opposition dichotomique entre les deux éléments se dessinera tout au long du film : la mer qui sature le champ visuel de tous côtés, face au feu (de la cuisinière ou des sorcières) dont le crépitement occupera une grande partie de la bande son.
Mais cette entrée en matière établit aussi une filiation évidente avec un autre film d’île, de femmes et de passion artistique : la Leçon de piano de Jane Campion. Là où la musique amenait Ada (Holly Hunter) à rencontrer Baines (Harvey Keitel) dans le film de la réalisatrice néo-zélandaise, la peinture constitue, dans le scénario de Céline Sciamma, le trait d’union entre Marianne (Noémie Merlant), la peintre et Héloïse (Adèle Haenel), son modèle. A la scène du piano sombrant dans les flots et emportant Ada avec lui en conclusion du film répond donc cette scène introductive du Portrait... où Marianne plonge récupérer ses toiles. La fin d'une histoire chez Campion, une histoire à écrire (ou du moins à peindre) chez Sciamma.
Loin de rester dans le sillon de son ainée, la réalisatrice française met son art de la mise en scène au service de thématiques déjà développées dans ses précédents films : le désir comme force vitale, l’insoumission et l’identité féminine. La Femme, est, de fait, au cœur de l’histoire, les hommes étant pour leur part relégués en marge du tableau cinématographique. Marianne incarne l’émancipation intellectuelle, celle inscrite dans son ADN d’artiste parisienne. Face à elle, Héloïse, une jeune femme qui résiste comme elle peut au mariage auquel on la destine. C’est autour de ce duo de personnages que s’esquisse le scénario : la peintre et son modèle, la brune et la blonde, la fille de la ville et celle de la province. Mais l’intelligence de Céline Sciamma est justement de réussir à échapper à ce face à face en introduisant un personnage tiers. Sophie, la servante, y incarne une autre forme de résistance féminine. C’est avec ces trois figures de femmes, dans un lieu clos et sans présence masculine, que vont se nouer des liens de sensualité subtile, d’émotions contradictoires et de solidarité féminine.
Si le film fait la part belle aux femmes, il en est une qui irradie littéralement par sa présence. Adèle Haenel y confirme qu’elle est une actrice tout simplement extraordinaire. Et de fait, cette histoire de femme peintre subjuguée par son modèle ne peut qu’être mise en parallèle avec le regard que porte Céline Sciamma sur une actrice avec laquelle elle partage une complicité de longue date. Si le film raconte la difficulté de l’artiste à représenter son modèle, il n’y avait sans doute pas d’actrice plus appropriée qu’Adèle Haenel pour incarner une personnalité échappant à toute tentative de catalogage. Tour à tour réservée ou impulsive, pudique ou sensuelle, féminine ou masculine, elle délivre sous la caméra de Céline Sciamma une composition multi facettes qui semble difficile à portraiturer picturalement ou cinématographiquement. Le miracle est pourtant là. Ce Portrait de la jeune fille en feu est une magnifique déclaration d’amour aux femmes en général et à une femme en particulier, doublée d’une réflexion fascinante sur ce qu'est le regard cinématographique (et plus largement le regard artistique).
Un film incontournable.
9.5/10 ++
"Titre inspiré/détourné d*'Elsa au miroir* d'Aragon :
"Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie"