Pierre Perrault, c'est un peu le fils spirituel (et québécois) de Robert Flaherty, et "Pour la suite du monde", c'est un peu son "L'Homme d'Aran" sur l'île aux Coudres, au Canada. La démarche n'est pas documentaire au sens où on l'entend aujourd'hui : il s'agit plutôt d'histoire et d'ethnographie, ou presque d'ethnofiction dont les coutures auraient été laissées volontairement apparentes. En émettant l'idée de reproduire la pêche au marsouin telle qu'elle était pratiquée par les ancêtres ou parents ou les plus vieux des habitants de l'île, Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière initient un mouvement multiple : il est question de cette pratique de la pêche, évidemment, mais c'est également l'occasion de capter la langue en voie de disparition sur l'île et d'observer les dialogues entre les générations quant à la pertinence d'un tel projet (reproduire cette pratique à l'époque du film, au début des années 1960, alors que la pêche au marsouin avait été abandonnée depuis des dizaines d'années).
Tout le processus est filmé, des délibérations jusqu'à la mise en œuvre de ladite pêche. On s'appuie sur les témoignages des plus anciens îliens, on aborde la question des traditions et de la transmission d'un certain patrimoine culturel. On ne saurait dire avec précision si toutes les séquences de discussions au village sont naturelles ou scénarisées, tant les disputes semblent authentiques. La pêche au marsouin est-elle issue des "sauvages" premièrement insulaires, ou bien des premiers colons français ? D'autres questionnements ludiques parcourront les débats, de la création de la Lune par rapport à la Terre à l'instinct des marsouins et des hommes. Un des personnages les plus âgés conclura le débat de manière sage, presque poétique : "l'important est de garder une trace, on fait quelque chose pour la suite du monde".
À l'instar de Flaherty, on comprend bien que les auteurs poussent d'une certaine façon les habitants de l'île à jouer une fiction réaliste mais anachronique (mais pas au point de choisir les "bons" acteurs photogéniques). L'initiation a beau être extérieur à leur microcosme, l'activité qui en résulte sur la suite du monde à montrer est bien réelle. Ces discussions qui émergent sont bien différentes du cinéma (principalement muet) de Flaherty, qui ne montre jamais ce qui précède les séquences de reconstitution et qui cherche à s'éloigner autant que possible de notre vision du documentaire prétendument objectif. Des témoignages directs et indirects entremêlés se dessinent alors devant la caméra, pour in fine redonner vie à un réel issu du passé qui nous apparaît par bribes, toujours teintées d'incertitude.
[AB #156]