They Shall Not Grow Old, Peter Jackson, Grande-Bretagne/Nouvelle-Zélande, 2018,1 h 39

L’année 2018 marquait le centenaire de la fin de la Grande Guerre, un évènement sympathique qui au début du XXe siècle fit plus de 10 millions de morts dans un monde en guerre totale. Bon, au départ ça ne se déroulait qu’en Europe, mais son impérialisme impliqua ses colonies dans le conflit. Et puisque la quasi-totalité du monde se partage alors entre la France et l’Angleterre, ça donne un [pas si] joyeux bordel. Cette guerre, qui couve depuis les dernières décennies du XIXe siècle apparaît aujourd’hui comme une vaine nécessité pour les puissants de démontrer leur force, dans un combat de coquelets. La finalité n’aura été que de massacrer inutilement une population qui n’avait rien demandé, et créer accessoirement une frustration suffisante en Allemagne, pour bien préparer le terrain à la Seconde Guerre mondiale vingt ans plus tard.


Pour marquer l’occasion, l’Imperial War Museum de Londres ouvra ses coffres, dans lesquels se trouvaient de nombreux films de l’époque, encore jamais montrés à un public. Il fut proposé à la BBC d’en faire quelque chose, et c’est alors que Peter Jackson entre en jeu. Il hérite de la tâche de monter ces films, et son choix se concentre sur les conditions des soldats dans les tranchées. Bien entendu, avec un artiste comme lui à la réalisation, l’œuvre qui aboutira ne pourra s’avérer aussi classique que n’importe quel documentaire. De plus, il peut ici assouvir sa passion pour l’image, sans se soucier de mise en scène. Si la tâche n’en demeure pas moins ardue, il faut admettre que le résultat final est extraordinaire.


« They Shall Not Grow Old » constitue une véritable expérience, comme jamais auparavant en ce qui concerne la représentation de la Première Guerre mondiale. La restauration accomplie sur le visuel permet une immersion incroyable, et offre un réalisme, voire même une contemporanéité, à ces captures d’un autre siècle. Il est même parfois difficile de réaliser que l’on se trouve là devant des images aussi anciennes, tellement une proximité s’installe avec le quotidien de ces soldats plongés dans l’enfer des tranchées. C’est la guerre vue par les petites gens, ceux qui ont sacrifié leur vie pour une idéologie et d’insidieux jeux politiques, auxquels ils étaient bien souvent étrangers.


La vacuité de l’ensemble de ce conflit (comme beaucoup de conflits) ressort à chaque instant du documentaire. C’est l’indice humain qui est mis en priorité sur le sens de lecture de ce récit terrible, au point que par moment, émerge l’impression de regarder une fiction. Mais tout cela est malheureusement très vrai, et ça prend aux tripes. Surtout ces séquences qui montrent de jeunes soldats en train de plaisanter, de sourire, de se reposer, de chanter, et puis le plan suivant, découvrir leurs cadavres mutilés dans des combats d’une féroce intensité.


Pour une immersion encore plus totale, Peter Jackson n’opte pas pour une narration classique, avec une voix off, des interviews, des noms de soldats, ni même de date ou le lieu des batailles. La reconstitution lui sert de fil conducteur, et il monte ensuite les images avec une linéarité naturelle, qui permet d’obtenir un aperçu de l’humanité qui se dégage de ces jeunes sacrifiés. En fond, les voix d’anciens soldats racontent leurs expériences du front, et bercent les images et aperçus proposés à l’écran. Mais là où cette reconstitution se révèle absolument inédite, c’est dans le fait qu’ils ont aussi doublé les vidéos. Ils ont étudié les mouvements des lèvres pour pouvoir estimer ce qui était dit, puis ils ont identifié les soldats, leurs origines, pour engager des doubleurs venant des mêmes contrés, pour la véracité des accents. Ce travail de fourmis offre un réalisme jamais vu dans ce genre de documentaire.


L’authenticité intéresse tout particulièrement Peter Jackson, qui essaye de représenter au plus près de la réalité l’expérience de la Première Guerre mondiale. De ce premier véritable conflit militaire industriel, il existe relativement peu d’images. Il demeure aujourd’hui assez mal connu, surtout parce que la suite, en 39-45, avec plus de moyens, nous offrit des vidéos à profusion, et plus proche de nous, son souvenir remplaça peu à peu celui de 14-18. Ce document devient ainsi primordial pour mieux comprendre la vie des soldats dans le quotidien des tranchées. L’image couleur réaliste et proche de ce que nous avons l’habitude de regarder permet de percevoir la Grande Guerre avec un réalisme inédit.


Au vu de la passion de Peter Jackson pour l’Histoire, il est peu étonnant qu’il se soit appliqué avec autant de soin dans ce projet. De plus, la Première Guerre mondiale constitue un sujet qui fascine le cinéaste depuis sa plus tendre enfance, notamment par son histoire familiale. En effet, son grand-père, mort vingt ans avant sa naissance, fut un combattant de l’armée néo-zélandaise déployée en Europe. Revenu blessé, il souffrit toute sa vie de son expérience, et finit par mourir de son piètre état de santé. Il y a donc derrière ce choix, une démarche très personnelle de Jackson, qui n’a touché aucun salaire pour ce travail titanesque, devenu aujourd’hui un document diffusé dans les écoles anglo-saxonnes.


Bénéficiant d’un accès privilégié à des centaines d’heures de films d’époques, ainsi qu’une carte blanche pour l’orientation, le cinéaste et ses équipes ont étudié minutieusement ces ressources, pour les transformer par un recadrage, un changement de frame et une colorisation optimale. Parmi ces vidéos, se trouvaient également de nombreuses reconstitutions des combats filmés, quelques jours après la bataille, dans de meilleures conditions. Ces séquences, prévues pour alimenter les informations, ont été utilisées par Peter Jackson, en illustration.


Car, les combats n’étaient pas filmés à même le cœur, la technologie de la période ne permettant pas de porter aussi facilement une caméra. Pour illustrer les témoignages présents dans le film, le réalisateur opte pour des documents de l’époque, en particulier des dessins de presses qui illustraient les récits des combats. Il trouve ainsi un parfait équilibre entre l’image au réalisme fou que l’on voit, et en même temps la représentation d’artiste de leur temps sur des histoires terrifiantes à la violence inouïe. Cette combinaison de différentes orientations visuelles façonne « They Shall Not Grow Old » comme un documentaire des plus atypiques, et des plus fascinants.


Il marque un véritable tournant dans la carrière de Peter Jackson, et révèle une autre facette d’un talent qui s’était perdu dans l’entreprise « The Hobbit ». Par cette expérience à laquelle il nous avait presque préparés avec son mockumentaire « Forgotten Silver », il permet de nous faire [re]découvrir une page d’histoire, comme jamais auparavant en ce qui concerne la Première Guerre mondiale. Dénué de toute idéologie, et de toute propagande (pourtant le principal objectif des vidéos et les dessins usités), il offre une dimension humaine à un conflit dont les généraux et les leaders sont trop souvent célébrés, alors que ce sont les principaux responsables de cette boucherie.


Le point de vue prolétarien que permet la démarche de Jackson vient nous rappeler que ceux qui meurent pour rien dans ce genre de guerre, ce sont avant tout les petites gens, en priorité les pauvres. En cela, le film n’épargne pas le retour du front, alors que les anciens soldats sont sommés de retrouver du travail, dans un monde qui ignore tout de ce qu’ils ont vécu. Les traumatismes et les blessures ne furent pas pris en charge, ils devaient faire avec et beaucoup connurent la misère. Ceux-là même parti risquer leur existence pour des valeurs, auxquels leurs dirigeants ne croyaient pas vraiment.


Tout en subliminal, Peter Jackson insuffle ce qu’il a toujours distillé dans ses œuvres, une forme de lutte des classes, qui lors des périodes de guerre se révèle d’autant plus présente. En toute subtilité, la représentation opte uniquement pour le prisme de ceux qui l’ont vécu. Elle montre frontalement cette réalité, accompagnée de témoignages explicites, et permet d’offrir une vision universelle de la folie guerrière des hommes. Cela fait de « They Shall Not Grow Old » un document fondamental, qui doit être vu par le plus grand nombre, tellement il contribue à l’aperçu ultime et privilégié du réel de la guerre, celle qui continue de gangréner le monde.


Certes, ce n’est pas un documentaire qui changera ça, mais en prendre conscience et le partager, c’est déjà un bon début. Et que ce soit ces images de soldats britanniques en 1918 ou bien d’Afghans en 2021, la terrible finalité reste la même. Avec cette restauration, il est plus facile d’ancrer un conflit centenaire dans nos habitudes de regards des années 2020, et se rapprocher de l’Histoire pour mieux appréhender le contemporain. Rien que pour ça, il s’avère primordial de découvrir cette pièce d’Histoire que nous propose avec humilité Peter Jackson.


-Stork_

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le 22 janv. 2022

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