Bijou noir d'une beauté venimeuse, un peu comme ces femmes, souvent fatales, qu'on s'empresse d'aimer à la lisière du crépuscule, l'instant d'un instant pour l'éternité.
Pour toi, j'ai tué. Oui, par amour, tu en es capable de tuer. Parce qu'on sait si bien à quel point l'amour est la plus puissante des croyances. Elle n'est que folie, fatalement choisie et tragiquement assumée.
« Criss Cross » de Robert Siodmak est à mon sens une sorte de chef d'oeuvre oublié pour mieux s'en souvenir. Quelle étrangeté que de nous bombarder de classiques purement américains - tels « Assurance sur la mort » ou autre « Faucon Maltais » - tandis qu'existe dans ce même cinéma hollywoodien une branche à l'évidence plus sombre, plus noire, plus belle. Tout comme Fritz Lang ou Jacques Tourneur, Robert Siodmak est un européen. Sauf que lui s'est pas pointé illico presto pour le goût de l'American Dream, parce qu'il est juif, et qu'en 33, c'est pas la même limonade d'être juif en Allemagne qu'au pays de l'Oncle Sam. Ainsi Siodmak appartient à cette génération de cinéastes allemands qui ont alimenté avec beaucoup de ferveur la période expressionniste – vous savez, des types comme Lang ou Murnau, créateurs d'une poésie de l'image révolutionnaire dont les papas de la Nouvelle Vague ne cessent de cirer les pompes.
C'est ainsi que le film noir made in USA épouse une singulière dualité : d'un côté, y a les pures comme John Huston, Orson Welles, Howard Hawks et puis de l'autre, y a les autres, comme Otto Preminger, Fritz Lang, Rober Siodmak.
« Criss Cross » est un film noir. Le film noir, c'est un genre cinématographique issu de ce qu'on appelle le polar « hard-boiled », autrement dit, le polar « dur-à-cuire ». Satires sociales, tragédies modernes, reflets introspectifs de personnages complexes, le film noir est le genre absolu du réel qui bascule dans l'illusion cinématographique. On commence avec des portraits réalistes de personnages qu'on retrouve tous un peu en chacun de nous : celui qui cherche la vérité, celui qui est fatal pour les autres, celui qui se croit victime du monde. Et puis on bascule dans la Tragédie. La vraie. Celle dont on ne se remet pas. Celle dont le cinéma se délecte. Le film noir, c'est la symbiose du crime et du désir. Et bien arrange ton col, parce que mélanger la nébuleuse criminelle et l'intrigue amoureuse, ça fait des étincelles qui déclenchent des brasiers. C'est Jean-Pierre Melville, le maître du polar français, qui a dit du film noir la chose suivante : « les films noirs sont en réalité des tragédies modernes ».
Laissez moi vous en conter une.
Steve aime Anna. Anna aime Steve. Mais Steve est parti un jour, alors Anna a cru qu'il n'allait jamais revenir. Pourtant, Steve est revenu parce qu'il l'aime toujours. Or, Anna s'est trouvée un nouvel amant : Slim Dundee. Avec lui, tu ramènes pas ton babouin. Patron d'une boîte jazzy dans laquelle on twist again every night, redouté de ses pairs, craint par ses ennemis et monstrueux pour sa belle femme, Slim est le genre de type avec qui tu parlementes en sortant les pieds devant après avoir passé l'arme à gauche. Le hic, c'est que Steve aime Anna et que Anna aime Steve. Alors ce con de Steve, il organise un braquage avec Slim pour l'amadouer et le coincer afin qu'il puisse au passage récupérer la femme fatale. Mais comme tu le sais déjà, un film noir, ça ne se conclut pas en sublime clarté mais plutôt en perçante noirceur.
Là naît tout le charme ravageur de ce long-métrage inattendu. Souvent éclipsé par l'autre grand film de Siodmak - « The Killers» - « Criss Cross » n'en est pas moins une magnificence de réalisation, d'écriture et de montage. Amorces délicieuses, gros plans claques, alternances plans intimes et plans spectaculaires, mijotés en plus avec un réalisme saisissant et immersif, la caméra de Siodmak fait des miracles. Néanmoins, les acteurs n'y sont pas pour rien non plus. Burt Lancaster, marqué par une virilité enfantine, est sublime de tragédie ; le gadjo y croit jusqu'au bout, il a foi, il est passionné et qui plus d'une élégance peu commune. Yvonne De Carlo, ensorcelante et d'une féminité consumée, nous fait perdre la tête, par son étrange beauté classique et pourtant qu'on croirait déjà morte. Elle est à la fois d'une excitante ambiguïté et d'une terrifiante sincérité. On s'y perd. D'autre part, rares sont les tensions sexuelles aussi frustrées, inassouvies, puissantes dans un film noir. Quand Steve et Anna se regardent, tous les plaisirs du monde, des plus stratosphériques aux plus abominables, s'y conjuguent en torrent. N'oublions pas aussi Dan Duryea, l'antagoniste magnifique d'un charisme inoubliable. Absent, lunaire, transperçant, il est d'une violence sourde qu'on doute et redoute jusqu'à la fin des temps. Déjà excellent dans le très bon « Scarlett Street » de Fritz Lang, Duryea sait manier la perversité d'un personnage avec une finesse qu'on se plaît à soupçonner.
Marqué par le poids du passé et la présence d'un futur, « Criss Cross » offre de belles scènes, à l'image d'une ouverture superbe, in medias res, où l'on est directement plongé dans une intrigue usant d'allers et venues en un passé qu'on ne peut oublier. Car aimer, c'est se tuer, puisque chaque rupture est une renaissance. Steve et Anna s'aiment, se tueront-ils pour mieux renaître ?
K.V.