Astucieux. C’est probablement la manière la plus juste de décrire Nightfall (Poursuites dans la nuit selon son titre français). Jacques Tourneur renouvelle le film noir en troquant les grands centres urbains pour les régions montagneuses et enneigées du Wyoming. Il immerge immédiatement le spectateur dans un climat de paranoïa : personnage aveuglé par un néon, filature, mystère… Et, tout en conservant ce qu’il faut de suspense, il use de flashbacks pour défaire les nœuds d’une intrigue à la fois archétypale et efficace.
Aldo Ray, au jeu (trop ?) intériorisé et empreint de vulnérabilité, campe James Vanning, alias Art Rayburn, un homme pris en chasse par un enquêteur pour assurances et deux brigands à la recherche d’un magot de 350 000 dollars. À le voir déambuler dans un Los Angeles caractérisé par la vie nocturne et les enseignes luminescentes, l’homme n’a pas grand-chose à voir avec l’idée que l’on se fait habituellement de l’antihéros ambivalent et torturé du film noir. Et pour cause : on apprend, en flashback, qu’il a mis la main, presque par hasard, sur la recette d’un braquage dont il est tout à fait étranger.
Là est la situation extraordinaire qui va bouleverser l’existence de cet homme ordinaire. En cela, Nightfall pourrait presque prétendre à l’étiquette hitchcockienne, rendue d’autant plus légitime par un clin d’œil à Fenêtre sur cour ou par la présence dans le cadre de détails à haut potentiel de suspense : une voiture qui semble venir percuter une caméra, des éléments de décor anxiogènes (des mécanismes industriels, un camion broyeur…) et même… des chaises vides. La mise en scène discrète et sophistiquée de Jacques Tourneur a cette capacité rare de transformer chaque plan en événement potentiel. Les raccords participent d’ailleurs du même effet : par exemple, entre un dialogue et une image (l’heure, la montre) ou entre deux éléments cadrés successivement (des chaussures).
Même quand il semble user de clichés, Nightfall parvient à faire mouche. La séductrice rencontrée dans un bar déborde ici le cadre normé de la femme fatale. Red n’est pas seulement un obscur brigand : c’est un sadique sans scrupules, aux méthodes expéditives et à la fidélité relative. Jacques Tourneur fait par ailleurs montre d’une vraie science de l’espace : un simple mouvement de caméra dévoile une menace létale (dans la cabane), un défilé de mode se leste d’une dimension anxiogène, les montagnes et plaines enneigées du Wyoming nous paraissent familières en quelques plans. Astucieux, on vous disait.
Sur Le Mag du Ciné