La réunion de famille est un genre en soi : déclinée à l’envi, usé jusqu’à la corde par la comédie paresseuse, elle peut être aussi se révéler un théâtre de la cruauté particulièrement fertile. S’inspirant du regard au scalpel de Haneke ou de Pialat et de sa mythique fin d’A nos amours, tout en lorgnant évidemment du côté du Festen de Winterberg, Antoine Cuypers parvient avec son premier long métrage à éviter le plus grand nombre des pièges qui se présentaient à lui.


Il sera donc question de retrouvailles, d’une galerie de portraits servis avec conviction par des comédiens au cordeau : la mère bourgeoise, infantilisante et maniérée tout en étant sincère, la jeune fille enceinte jouant son rôle de l’entrée dans le monde adulte, le père au barbecue (Arno, dans un contre-emploi amusant), la belle-fille et le gendre poliment soumis, et le fils, Cédric, centre névralgique, abyme à combler.


Déficient sans qu’on ne précise jamais la nature de ses symptômes, il reste gérable tant qu’il prend sur lui la tendre condescendance de ses pairs. Toute la première partie sonne ainsi très juste par ses non-dits, ses petits malaises comme autant d’habitudes patinées par des décennies de pratique : chacun joue son rôle, l’équilibre est précaire, mais on croit dur comme fer que cette fois encore, le livret sera récité selon les attentes. Regards entendus, remarques au passage, sourires de connivence. L’enfer est déjà là, mais sous la patine des conventions.


Sur cette partition en conditionnelle, Cuypers dissémine les objets du malaise : un lyrisme soudain (la très belle scène de l’orage sur la table du jardin), ou une bande son toute en percussion inquiétantes, rappelant fortement celle qui instillait déjà une forte tension dans Birdman. Et Cédric, donc, dont le projet gentiment dingue, celui de partir en Autriche, est né d’un poster affiché dans sa chambre, et dont il s’est mis en tête de retrouver la montagne représentée.


Cédric est la poésie, l’insolite, le grain de folie qui, tant qu’il est contenu, apporterait à la famille sa singularité. Mais l’annonce de la grossesse de sa sœur génère chez lui un besoin de s’exprimer plus qu’à l’accoutumée, et qui va faire presque tout basculer.


Après quelques scènes d’extérieurs (dont une étouffante promenade en forêt, toute en longues focales, où tout le trajet ne semble qu’une longue perdition), c’est la réclusion pour un huis clos qui assume sa théâtralité par une unité de lieu labyrinthique : Cédric, qu’on enferme un temps dans sa chambre, ressurgit de façon inexplicable, et hante ce repas dont la mécanique se grippe inéluctablement.


La réussite de Préjudice tient dans sa capacité à échapper à la structure habituelle du drame, inféodé à la gradation cathartique depuis l’Antiquité : ici, les partis ne se prennent pas facilement, et chacun semble avoir des raisons légitimes d’en vouloir à l’autre. On est en empathie avec l’un comme on peut donner des circonstances atténuantes à l’autre. La violence la plus terrible restera celle des mots, dans des échanges sur lesquels Natalie Baye excelle encore plus qu’elle ne le fera quelques mois plus tard dans Juste la fin du monde de Dolan.


Aveu d’échec ? Retour à la normale ? Enfer d’autant plus incisif qu’il se présente comme serein ?
L’épilogue de Préjudice est une gifle lente, comme on en voit peu, et qui fait de l’impasse spatiale et psychologique une prison insoutenable, jetant un voile opaque sur les montagnes condamnées à rester en deux dimensions sur les murs d’une cellule.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Famille, Portrait de femme, Les meilleurs films de 2016, Les meilleurs films sur la maladie mentale et Les meilleurs films français de 2016

Créée

le 10 mai 2017

Critique lue 1.4K fois

19 j'aime

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

19

D'autres avis sur Préjudice

Préjudice
Antofisherb
4

Terror starts at home.

De toute évidence, Préjudice est un film déstabilisant, et donc en soi intéressant. En premier lieu, je reconnais avoir adopté une posture de rejet total devant la vanité, aussi bien esthétique que...

le 20 janv. 2016

16 j'aime

3

Préjudice
AnneSchneider
9

Aquarium familial

Plan fixe sur un jeune homme, de profil, qui se fait couper les cheveux, sans doute dans une salle de bains. En off, une voix familière : "Tu peux venir"... Arno ?! Oui ! L'acteur chanteur apparaît à...

le 20 janv. 2016

14 j'aime

Préjudice
Thibault_Faraway
8

Réunion familiale de l'angoisse

C’est la première fois que je commence à regarder un film tout en apprenant son existence, et ce n’est pas pour me déplaire, cela libère l’esprit de toute idée pré-conçue, si ce n’est l’impatience de...

le 20 janv. 2016

12 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

773 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53