Plan fixe sur un jeune homme, de profil, qui se fait couper les cheveux, sans doute dans une salle de bains. En off, une voix familière : "Tu peux venir"... Arno ?! Oui ! L'acteur chanteur apparaît à l'écran.
Dès ce plan d'ouverture, le ton est donné ; le spectateur sera constamment pris dans un mouvement d'hypothèses tentées, échafaudées à partir d'un plan et confirmées, infirmées ou nuancées par le plan suivant. Spectateur tiré en avant par un film qui le réquisitionne totalement et que son réalisateur reconnaît volontiers comme exigeant, comparant même la vision de son œuvre, pour le regardant, à un jeu de Cluedo.
Un regardant qui ne doit pas se contenter de regarder, puisque le film joue excellemment de tous les moyens cinématographiques mis à sa disposition, depuis l'image jusqu'à la bande son, en passant par la musique et par les dialogues, d'une précision et d'une acuité aussi écrite que s'il s'agissait de répliques de théâtre. L'image n'est pas en reste, nous plongeant dans une lumière bleutée et ternie, mate, comparable à celle d'un aquarium. Et dans ce bocal, on sent vite que les liens entre les poissons-humains ne seront pas des plus pacifiques.
La musique contribue fortement à nous guider dans cette perception : très audacieuse, loin d'être illustrative ou insidieusement annonciatrice - comme dans ces films où la partition dicte au spectateur ce qu'il doit ressentir mais avec une sorte de mauvaise conscience, et comme en s'en cachant -, elle connaît de brusques emballements, communiqués par une batterie virtuose, comme un cœur en état de tachycardie ou une crise de folie montant de manière irrépressible ; des emballements qui précèdent l'action et nous projettent donc, tête en avant, dans la tension croissante de l'intrigue.
Dans un espace-temps très resserré - une maison hitchcockienne et ses abords, une fin de journée et le petit matin qui la suit -, Antoine Cuypers accompagne en effet le dérapage non contrôlé d'une soirée familiale de retrouvailles en un règlement de comptes qui va éclipser totalement l'heureuse annonce qui était censée rendre ce moment résolument festif. Au centre de ce tourbillon, exposant le préjudice subi et entendant bien en obtenir réparation par des excuses, Cédric, magnifiquement campé par Thomas Blanchard.
Survient alors l'autre acception du mot "préjudice", acception étymologique : pré-judicium, le "pré-jugement", autrement dit le préjugé. Questionnement auquel nous confronte Cédric, accusé par sa sœur d'être "différent" et depuis longtemps perçu par le spectateur comme atteint de sérieux troubles psychologiques, voire psychiatriques. Mais le mal ne sera jamais nommé, intentionnellement. De fait, face au fonctionnement familial et à l'écoute du réquisitoire dressé par Cédric, le spectateur ne peut s'épargner le questionnement suivant : qui, dans la famille, est véritablement "fou" ? Le fou en titre, dérapant totalement ? La mère, peut-être perverse, qui l'aurait rendu fou ? On rejoint le questionnement de Foucault. La sœur, en apparence "normale" et équilibrée, mais monstrueuse d'inhumanité vis-à-vis de son frère ?
Antoine Cuypers sait toutefois éviter le jugement inversé : tous seraient fous, sauf le fou qui, Yorick shakespearien, leur assènerait leurs quatre vérités. De fait, la mère, au lendemain de sa soirée de psycho-rigidité absolue, apparaît soudain comme apaisée et enfin véritablement maternelle, parfaite soignante. Le fou affirme sa folie en hurlements intolérables. Le père, superbement incarné par Arno, navigue entre deux eaux... Aucune réponse sommaire n'est ainsi véritablement apportée et Antoine Cuypers apparaît plus comme un éveilleur d'interrogations et un brouilleur de préjugés, que comme un donneur de leçons et un distributeur de certitudes.