Alexandre Jollien est IMC.
Comme moi.
Enfin, ce handicap de naissance étant versatile dans sa façon d'impacter le corps (je peux t'aligner dix IMC de ma connaissance, façon scène d'identification à la Usual Suspects, si différents les uns des autres que tu serais bien incapable de constater qu'ils ont la même pathologie), disons qu'on a des trucs en commun, et d'autres pas.
Pour ce qui nous différencie : il a l'élocution un peu laborieuse, du mal à stabiloter, il grimpe des escaliers, pique des sprints et plonge à l'eau sans se poser de question, il n'a plus un poil sur le caillou, une intelligence et une culture philosophique redoutables, et il a un goût prononcé pour les formules si joliment enrobées et positives qu'elles font des citations idéales pour celles et ceux dont la manière de philosopher se résume à partager ad nauseam des phrases toutes faites sur les réseaux sociaux.
Pour ce qui nous rapproche : il trouve toujours une astuce à la MacGyver pour réaliser un geste banal du quotidien que son handicap contrarie (tirer la grille brûlante du four à l'aide d'un ustensile : check !), il ne peut pas aller à une soirée sans qu'on lui pose LA question ("Qu'est-ce qu'il t'est arrivééééé ?"), les gens ont tendance à s'adresser à la personne qui l'accompagne, même si la question le concerne, des amis l'aident ponctuellement dans des actes simples mais parfois intimes (gestes plus habituellement réservés à la mère), et il vit avec la détestation de son corps hors normes, donc peu aimable d'emblée pour le regard des autres, qui le moquent dans la rue, se plaignent de sa lenteur encombrante dans les espaces publics et ont du mal à l'envisager (pour aller boire et/ou tirer un coup).
Je pourrais rentrer dans plus de détails, mais une liste exhaustive vaudrait comme autant de spoilers, alors pour faire court : un film interprété, co-écrit et co-réalisé par un mec à peine plus vieux que moi, encombré d'un handicap qui a le même nom et certains des mêmes traits que le mien, ça aurait vraiment été dommage de se louper !
Et, à l'image d'une bande-annonce qui donne parfaitement le programme, ça sonne toujours très juste.
Avec sa philosophie tendance "précis de développement personnel" (je trouve souvent ça guimauve, trop rond, trop "prêt à l'emploi", mais ça a le mérite d'être toujours bienveillant, positif et encourageant), Jollien campe un marginal auquel je peux m'identifier frontalement, en tout ce qu'il a de commun avec moi ou des anciens camarades de classe.
Face à lui, son ami Bernard Campan (que j'ai rencontré lors d'une avant-première où nous étions tous les deux simples spectateurs, il y a bientôt vingt ans, et qui m'avait parlé, alors et déjà, de son amitié avec Alexandre) apporte le parfait contrepoint, d'autant plus juste qu'il n'est jamais dans l'extrême : pas de curiosité morbide, de mépris, la déstabilisation liée au handicap est vite passée ; si le personnage d'Igor est perturbant pour lui, c'est avant tout parce qu'il s'impose, et il n'hésitera pas à le traiter comme n'importe quel emmerdeur qui dépasse les bornes (tout en évitant l'écueil aussitôt redouté du "Mais on ne fait pas ça à un handicapé !" : merci !).
Vingt-cinq ans après Le huitième jour, les deux copains nous rejouent la même partition que celle du film de Jaco van Dormael (la rencontre accidentelle en pleine pampa, le buddy movie en forme de road trip initiatique, l'amitié fulgurante qui fait voir au-delà des apparences physiques incarnées par un gars qui ne joue pas le handicap lourd, le dépressif qui reprend goût à la vie et fait amende honorable auprès des siens...), avec un résultat tout aussi bouleversant, même s'il tire plus vers la comédie.
Je pense avoir chialé une bonne moitié du film, et souri en grand tout du long.
Et lorsque les lumières se sont rallumées, je me suis demandé si les spectateurs présents, qui me voyaient remettre mes fringues et prendre mes affaires un peu plus laborieusement qu'eux, me regardaient autrement qu'au moment où j'ai fait irruption dans la salle.
Je l'espère.
Moi, en tout cas, j'avais plus que jamais envie de m'en foutre.
Et pour le peu de temps que ça aura duré, c'était vachement chouette.