On peut parfois comprendre la singulière qualité d’un film à travers le concert de reproches qui lui sont faits.
(parmi ceux-ci, le plus amusant consistait à reprocher à ses personnages de faire toujours la gueule. C’est vrai que quand votre fille de 6 ans se fait kidnapper, votre première pulsion est de faire la teuf pendant une semaine)
En l’espèce, il me semble avoir perçu un large consensus dans l’opprobre: beaucoup regrettent ce qu’ils n’ont pas vu dans le film. Ce qu’ils auraient voulu voir. Ce qu’ils pensaient voir. Ce qu’ils imaginaient avoir vu. Presque jamais ce que le film est finalement, en fait.


Vous avez du bol, les petits amis, vous me lisez, vous allez donc enfin savoir.
Notez que n’ai jamais cherché à être clairvoyant ou lucide. C’est un don. C’est comme la modestie. Ne me remerciez pas.


Le polar dans Prisonners, c’est un décor. Un prétexte. Un enrobage.
Ce premier constat fait, vous vous rendrez donc immédiatement compte qu’il est inutile de guetter le twist (présent mais faible) démoniaque, pas la peine de s’esquinter la rétine à dégoter l’aspect labyrinth-mind-fuck-so-80s qui eut été du plus mauvais effet, vain enfin d’attendre l’enquête Agatha-Christesque, vu trois millions cinq cent mille fois depuis l’apparition du cinéma.


Prisonners, c’est tout ce qu’il y a autour du polar.
Une ambiance glaçante (je n’arrive d’ailleurs toujours pas à croire que cela ait pu être tourné en Géorgie), une photo impeccable, un duo d’acteur en tout point remarquable, et surtout, surtout, un regard distant sur les actes des uns et des autres qui ne savent jamais vraiment où ils vont et pourquoi ils le font.


Ligne à autre tension


Car, pourquoi le taire, le véritable suspens du film ne tient presque même pas dans l’issue du kidnapping (entre nous, j’ai été presque déçu du résultat final de la traque).
Les véritables enjeux se situent tous au niveau des personnages. Et bien entendu, dans les décisions du père. Est-il conscient de la portée morale de ses actes ? Rien n’est moins sûr: les prémices du film nous montre à quel point il est pétri de préceptes qui forcent ses réactions: religion, discours du père tétanisant, réflexes survivalistes primitifs. Il se montre au bout du compte insupportable avec le flic, abject avec le suspect numéro un (sans aucun résultat valable si on regarde bien) et absent vis-à-vis de sa famille. Qui pour trouver son comportement valable ? Seule sa femme estime qu’il a fait ce qu’il devait faire, mais quand on sonde son effacement et son effondrement tout au long du drame, on mesure toute la relativité de son jugement.


Tension de famille


Comment ne pas voir dans la façon dont la deuxième famille agit (on a conscience que c’est moralement inacceptable mais on se laisse entrainer par la forte personnalité de l’ami pour voir au bout du compte s’il n’a pas raison) quelque chose de terriblement probable ?


De la même façon, les errements et les erreurs du flic sont assez salutaires, quand on réalise à quel point on baigne dans Sherlock Homes et ses descendant depuis près de deux siècles. Car la vraie vie ressemble beaucoup plus, d’après moi, à ce flic qui rate des indices, comprend de travers et fonce au mauvais endroit, plutôt que le type infaillible qui rassemble tous les protagonistes pour expliquer à chacun à quel point il a tout vu, tout compris.


Enfin, comment comprendre autrement que si quelqu’un mène une guerre à Dieu, c’est qu’il y croit intimement et que c’est sans doute la encore la cause principale de son comportement absurde et criminel ?


Bref en ne décidant de ne voir que les nombreux petits (ou gros) défauts du film, on rate l’essentiel. Prisonners constitue une glaçante galerie de portraits contemporains, pointant sans parti-pris une partie des dérives morales de notre temps, à travers ses erreurs, ses hésitations et sa désorientation profonde.


Ce qui reste éternel par contre, c'est bien que les chasseurs sont des cons.

guyness

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