Jamais, l'Animation n'a atteint un tel niveau d'esthétisme et d'intelligence que depuis ces deux dernières décennies. "Psiconautas" en est l'une des plus belles contributions, par ses choix plastiques d'une part, l'intelligence de son propos et la complexité de sa mise en forme appellant une certaine concentration qui s'impose naturellement si l'on se laisse absorber entièrement par cette fable. On le comprendra, ce n'est aucunement un film pour enfant (il est d'ailleurs interdit aux moins de 12 ans). Même si ses vertus pédagogiques sont évidentes, il n'en demeure pas moins qu'il peut se révéler comme traumatisant tant certaines scènes sont d'une brutalité extrême. Elles se justifient par rapport à un récit presque acrimonieux dans le sens où le message s'adapte aux nouveaux comportements sociétaux, mais aussi parce qu'elles sont l'expression de cris de rage des deux réalisateurs.
Qu'en est-il exactement ? L'action se passe sur une petite île. La population est composée d'animaux humanisés sur le principe du fabliau. On ne connaît ni la localisation, ni la date. Ce qu'il s'est joué, se joue et se jouera pourrait se passer à un endroit ou un autre... Suite à un cataclysme industriel cette métropole insulaire couverte d'immondices n'est plus que ruines dont les flancs de collines ne sont que cimetières. Les survivants repliés sur eux-mêmes tentent tant bien que mal de conserver un semblant d'humanité, chacun se retranchant selon ses codes (religion, famille, pouvoir, argent, promiscuité) ou ses artifices (pilules du bonheur, rêve d'ailleurs, drogues...). Et c'est à travers le biais de l'enfance que l'on va peu à peu découvrir ce monde avec pour guide Kinky, Sandra et leurs amis, mais aussi Birdboy, l'enfant isolé de tous et de tout. Leur rêve, et projet, est de pouvoir abandonner cet univers sinistré et retrouver ce qui serait la civilisation. Un parcours du combattant périlleux, tout aussi initiatique que désespéré.
"Quel monde laisser aux générations futures ?" semble être le leitmotiv du film. Ce n'est plus réellement une question, mais plutôt une affirmation ! Le constat parabolique de Pedro Rivero et Alberto Vázquez, est sombre. Le terre est souillée autant que les consciences. Faire machine arrière sera long tout autant que changer les mentalités. Car la pollution est de deux ordres, matérielle pour celle qui touche la nature et spirituelle pour des adultes attachés au carcan de l'individualisme. Et à chacun de se rejeter la faute tels "les animaux malades de la peste". On invective, on interdit, on pratique la ségrégation. Les parias ici sont les oiseaux, massacrés ou traqués comme Birdboy. Cette oppression physique et spirituelle est terriblement palpable tout au long du film. Et malgré le bestiaire pour la représentation, on imagine aisément quelle sorte d'individus se cache derrière le rat, le cochon, le lapin... on éprouve quelque culpabilité quant aux cause du mal, la société de sur consommation, le racisme, la folie, les drogues... Fermer les yeux est tellement plus facile.
On ne peux s'empêcher de penser à un autre film de belle facture également, "Le garçon et le monde" d'Alê Abreu. On y trouve cette même volonté d'animation très élémentaire (de prime abord, j'y reviendrais), prisme du récit passant par l'enfant (les deux garçons assez semblables d'ailleurs), symbolique de l'oiseau... Pourtant l'approche est radicalement opposée, si le film brésilien brossait un tableau sombre mais optimiste pour interpeler sur les risques à venir, "Psiconautas" est temporellement plus avancé avec ce futur (?) post apocalyptique. Les deux oeuvres se complètent parfaitement.
Je le disais, le graphisme est particulièrement simple avec peu de densité visuelle et pourtant, il est incroyablement réfléchi et complexe. L'épure du trait est au service du discours. Les représentations (personnages et paysages) aux formes dramatiques sont sous couvert d'une palette de teintes ternes la plupart du temps avec des contrastes violents qui viennent alors assaillir l'écran.
Ce travail chromatique impressionnant joue sur la symbolique des couleurs. On peut citer en exemple l'incendie de la décharge aux incandescences vert souffre (ce qui est néfaste), les cieux variables sur un camaïeu de mauve (expression de solitude tout autant que de douceur), les agressions ou agresseurs avec le rouge (signifiant le danger, le combat) ou encore une gamme de pastels pour le Jardin (sérénité)... Chaque tonalité se joue du récit pour en devenir un élément à part entière. Pour renforcer les côté anxiogène et terrifiant de cette terre hostile, les deux réalisateurs amplifient également les ombres, les clairs obscurs et le nuancier du noir. Une belle maitrise de cet technique que l'on avait pas vue depuis "Peur(s) du noir" en 2007.
Les influences sont toutes aussi éloquentes. Le personnage de Birdboy n'est pas sans faire penser aux tragic toys de Tim Burton, serait un mix entre l'enfant tâche (qui ne sait pas voler et souille tout) ou Jimmy le "penguin boy". Les rats s'approchant visuellement de Roy, l'enfant toxique. La référence à Burton ne se limitant pas à cela, l'ombre de Birdboy (affiche) est très approchante de celle de Vincent (1er court métrage pro du réalisateur).
Quelques peintres viennent également à l'esprit. Jérôme Bosch sur la dissemblance des paysages aux décors tourmentés dominants ("L'enfer") et celui plus apaisé du fameux Eden ("Le Jardin des délices). Mais aussi Ludwig Meidner ("La ville incendiée) ou encore Emile Betsellère ("L'oubli") sur le jeu pictural entre premier et arrière plan, Goya et le bestiaire des Caprices ("Le rêve de la raison engendre des monstres" "Tous tomberont" entre autre) et bien sur Picasso avec "Guernica" pour les charniers ou encore "La colombe de la Paix" pour le symbole global (les adultes chassent les oiseaux comme il le font de manière innée pour la Paix).
En 1951, Luis Bunuel présentait à Cannes son "Los olivados" plus d'un demi-siècle après, le constat sur le destin tragique qui unit ces enfants ne semble guère avoir évolué, ou pour le moins, la société semble en régression au point de revivre ces horreurs. Ce n'est pas pour rien que le titre original du film est "Psiconautas, los niños olvidados". L'avenir pour eux est tout aussi incertain que ceux de Jaibo et Pedro. Comme les adultes ils recèlent chacun au fond d'eux une part de mal contre laquelle s'insurger. Comme pour les adultes, ils suffit parfois de s'unir, d'être patient, de lutter et combattre pour faire évoluer ce qui semble être un état de fait et tenter le meilleur. Rivero et Vázquez semblent en être convaincus et l'expriment avec force. Des cendres renaissent toujours l'énergie de rebâtir, de la terre ressurgit toujours la pousse, tout est question de volonté et aussi de sacrifice parfois. L'emblématique Birdboy qui porte en lui tous les gênes du mal, de la terreur, de la mort n'est autre qu'un phénix celui du bien. Son combat est de la vie, même s'il se brûle les ailes...
"Psiconautas" est un film dur où les portes claquent comme des coups de feu, terriblement offensif mais également chargé d'une salutaire poésie avec entre autre ses âmes en forme de lucioles ou la douceur de l'innocence qui le traverse. Fable féroce et inquiétante, revendicative autant qu'expressive, elle est une gifle au monde actuel. Jamais des auteurs, dans le genre, ne sont allés aussi loin pour décrier l'urgence. Injustement passé inaperçu à sa sortie, malgré un Goya et bien d'autre prix, il est grand temps de le réhabiliter. Attention ! Chef d'oeuvre !
A noter une très belle partition d'Aranzazu Calleja pour la bande originale :
https://www.youtube.com/watch?v=jeJWpAVjHi8