1Il fut un temps où la guerre faisait rage. C’était au début des années 90 : la guerre de la brit Pop. D’un côté Blur (les nouveaux Beatles ?), de l’autre Oasis (les nouveaux Rolling Stones) ? Pour ceux qui s’intéressaient plus à la musique qu’aux vieilles ficelles du marketing rock façon Andrew Loog Oldham, il y avait Pulp. Pulp nous parlait, parce que Pulp n’était ni de Londres, ni de Manchester. Pulp était d’ailleurs. De Sheffield. Sheffield, le trou du cul du monde.
C’est de là dont on vient, nous, du trou du cul du monde ; de la Beauce ou de la Basse Normandie. Et de Sheffield, Pulp racontaient nos même malheurs… Nos complexes d’ados face à la grande ville, nos 103SP contre les Golf GTI de la grande ville (« we just want your car ‘cos we’re taking a girl to the reservoir ») et notre impossibilité subséquente à tirer des coups… (« Now I don’t care what you’re doing / No I don’t care if you screw him just as long as you save a piece for me ») Et évidemment, cette volonté de jouer dans un groupe pour outrepasser tout ça ; enfin croiser le regard des filles … (« Oh I want to take you home / I want to give you children »)
Pulp a commencé comme nous, parce que tout simplement ils ont notre âge, ont connu le succès grâce à un single (Common People) en 1995 et s’est arrêté comme tous les groupes de rock ; 20 ans, c’est déjà pas mal. Mais comme le dit Jarvis Cocker, le Beigbeder de Pulp, il y avait comme un goût d’inachevé dans cette aventure. Il a donc été décidé de finir en 2012 par une tournée en Grande-Bretagne en terminant là où tout avait commencé : à Sheffield. C’est le sujet de Pulp: A Film About Life, Death, And Supermarkets, dont le titre dit bien qu’il s’agit d’autre chose qu’un documentaire rock habituel. C’est peut-être même le documentaire ultime sur ce qu’est le rock.
Car ce dernier concert à la maison – qui suppose de revenir chanter devant sa mère, son pote poissonnier et ces filles qui vous ont un jour dit non – sonne comme une revanche que les paroles de Pulp laissaient supposer.
Un film enfin honnête avec le désir qui amène à monter sur une scène, à gratter six cordes et à cracher tout ce qu’on a sur le ventre. L’équivalent filmique du Rolling Stones de François Bon. Le coup de génie de Pulp: A Film About Life, c’est que plutôt que de faire parler le groupe, il donne la parole à ceux qui n’ont pas réussi et qui viennent, les bras tendus, les larmes aux yeux, voir un des leurs se déhancher. Un comme eux, qui n’a pas oublié d’où il vient et qui est capable de faire pleurer ensemble 14 000 personnes sur ces années perdues. Dans cette transe de quatre-vingt-dix minutes, oublier un peu les soucis de la vie, de la mort et du supermarché. Oublier ce corps malingre (Jarvis) ou malade (Candida) et ne plus penser à rien…
On croisera ainsi deux vieilles dames très dignes, une sexagénaire qui glose sur la qualité des textes, un universitaire qui fait de même sur l’impact social de Common People, des choristes quinquas qui reprennent la chanson, avec une malice toute sexuelle dans les yeux, un couple de punks qui sortent de l’HP, une émouvante mère célibataire américaine qui a mis toutes ses économies pour passer deux jours à Sheffield et saluer, pour la première et la dernière fois, son groupe fétiche. Et se rappeler de ce qui reste de ses vingt ans. Pourtant, elle en a à peine trente.
Par-dessus le (super)marché, le film est magnifique, réussissant à restituer la poésie de cette petite ville ouvrière anglaise, une bouche d’égout ou un stand de poisson, ou le vol élégiaque des rouleaux de PQ flottant dans l’air immobile du Motor Point Arena, comme si le temps s’était soudain suspendu.
Car comme le dit si bien une jeune philosophe de CM2, dix ans à peine, mais déjà les traits de la femme qu’elle deviendra : « Je veux rester jeune le plus longtemps possible. »
Nous aussi, ma chérie, nous aussi…