Dédale & hilares
Il est presque impossible de savoir par quel angle attaquer Pulp Fiction, continent culte dont les multiples visions n’épuisent pas la saveur. Commençons peut-être par ce qui fait sa filiation la...
le 13 mars 2016
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Il faut se souvenir du moment où le jury de Clint Eastwood lui remit la Palme d’or cannoise, et du désarroi qui s’empara alors d'une certaine critique laissée sans point d'ancrage, obligée d'ajuster ses paramètres, et donc portée à le rejeter en bloc, pour mesurer le chemin parcouru depuis par le deuxième long-métrage de Quentin Tarantino. On n’a pas eu besoin d’attendre vingt ans pour voir cette œuvre décoiffante, extravagante, burlesque, étourdissante de verve, de culot et de dérision, se hisser sur les plus hautes marches du panthéon culturel contemporain. Archétype du film-culte, Pulp Fiction peut être considéré comme le À Bout de Souffle de son époque, et sa sortie, à bien des égards, comme une année zéro : mille fois copié, jamais égalé, oasis de références devenu lui-même objet de citation compulsive, à tous les niveaux intellectuels et dans toutes les classes sociales, il a acquis une notoriété sans véritable équivalent. Peu de films peuvent revendiquer aussi légitimement le statut de phénomène culturel. On a entendu dire qu’il n'avait pas de contenu. Aux éternels quémandeurs de significations, il est permis de répondre que dans Pulp Fiction (qui, phonétiquement, se dit aussi Pop Fiction), le style est le sujet. Ce que l'on autorise dans les collages du Pop Art, pourquoi le refuserait-on à un réalisateur qui offre, avec ce Guignol’s band célinien, l'équivalent d'un bouquin d'Elmer Leonard mis en image par Rauschenberg ? Action painter en état de transe, Tarantino pastiche certes, mais surtout il invente jusqu’à plus soif, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction. Il débobine des contes à dormir debout, met la chronologie en pièces, maintient dans un état d'éveil permanent, et redéfinit l’idée même de plaisir.
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Plaisir de la mise en scène, toute en aisance souple et maîtrise tranquille. Plaisir de l’image, brillante mais jamais excessive, aux couleurs vives et travaillées. Plaisir d’une bande originale à se damner, mitonnée aux petits oignons. Plaisir des dialogues, gonflés et débités à toute allure, que l’on se récite désormais entre amis. Plaisir des acteurs, tous associés à l’euphorie qui se dégage de l’ensemble : John Travolta bien sûr, regard bovin et cheveux gras, flasque et abruti, se régalant dans un délectable numéro d’autoparodie, mais aussi Bruce Willis en boxeur sentimental, Samuel L. Jackson en assassin touché par la grâce divine, Harvey Keitel en assureur tous risques, Christopher Walken en vétéran de la guerre de Corée qui en a une bien bonne à raconter, Uma Thurman en poule de luxe, emperruquée comme Anna Karina, et à laquelle son penchant pour la coke vaudra une séance de réanimation hallucinante… Mémorable galerie de portraits et de losers, figures habitées, bouffonnes, imbéciles ou attachantes, souvent les deux à la fois, qui se croisent, s’insultent, s’ignorent, s’étreignent ou se flinguent. Ces personnages sont englués jusqu'au vertige dans un fétichisme très quotidien, mus par une fixation appuyée et dérisoire sur des produits (drogue, hamburgers, voitures) qui forment l’unique horizon de leurs désirs et de leurs aspirations. Ils se rendent au Jack Rabbit Slim’s, brasserie chrome et formica, restaurant panthéon des icônes fifties où l’on dîne dans des Cadillacs aménagées et où l’on participe à des concours de twist en se trémoussant sur Chuck Berry — une scène entrée dans le temple patrimonial universel. Ils lisent des polars en tenant leur Uzi de la main gauche et traversent la vie comme des existentialistes dévoyés, échappés d’un roman de Sartre revu par Jackson Pollock. D’encyclopédique, la cinéphilie est devenue purement hédoniste. Avec Tarantino, fils du Professeur Nimbus et de Monsieur Cinéma, elle s’est trouvé son héraut.
Pulp : genre de magazine à sensation imprimé sur du papier bon marché. Le cinéaste a beau préalablement apporter la caution du dictionnaire à son entreprise, celle-ci nous laisse comme devant un poème de Francis Ponge, c'est-à-dire à dix années lumière de la nature de l'objet proposé. Car de cette littérature américaine des années 30 où s'étaient illustrés Chandler, Hammett, Goodis et McCoy, il ne reste ici plus grand-chose si ce n'est un squelette, un point de départ, et une poignée d’histoires tellement rebattues que le spectateur, même s'il n'a jamais tenu à proprement dit de ces fascicules jetables entre les mains, ne peut qu’identifier comme de la pâte à pulp. Dès son titre, le film a donc le toupet de s’autodévaluer. Ce qu’on va voir ? De la fiction popu, amourettes et mitraillettes. L’itinéraire du boxeur à qui l'on remet une enveloppe pour qu'il se couche au cinquième round, celui du couple rebelle qui dévalise un diner, celui encore des deux tueurs à gages appointés par leur boss et effectuant paisiblement leur job de nettoyeurs en costumes de VRP, on a l’impression de les avoir déjà vus dans ce vieux film avec Robert Ryan, ou lus dans ce livre aux couleurs défraîchies et aux coins écornés, avec une blonde à moitié à poil sur la couverture. Mais on ne pourra plus jamais les voir ou les lire autrement. Si le propos du cinéaste peut sembler suranné ou sujet à un recyclage frénétique, son approche du genre est fondamentalement moderne. Il s'agit de le questionner, de le malaxer dans tous les sens, de le découper en tranches, d'en forcer la recette. The stuff stories are made of. De quelle matière sont composés les héros, qu’est-ce qui se cache derrière leur façade rigide, légendaire, presque intouchable ? Ou mieux, comment rendre clean une voiture dont l'intérieur a été salopé par des bouts de cervelle ?
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Avec Reservoir Dogs, le jeune réalisateur brisait la linéarité de la trame filmée en temps réel par une série de flashbacks conçus comme autant de mini-portraits. Il faisait ainsi coup double, en insufflant une dose non négligeable d'humour dans une situation tragique et en échafaudant, sous forme de puzzle, un récit second qui éclairait le présent de la narration. Dans Pulp Fiction, il reprend ce système de manière plus radicale et réunit trois intrigues distinctes en une sorte d'anthologie qui n'emprunte que superficiellement la structure du film à sketches. La libre circulation des personnages d'une partie à l'autre et le chevauchement des diverses temporalités (le "pendant ce temps" est une constante chez lui) relativisent les frontières narratives posées par les cartons. Ce film, c’est un peu La Comédie Humaine de Balzac transposée dans l’univers de la junk culture. Sauf que, souligné par l’abondance des fondus au noir, le lancement des passerelles ne relève plus de la private joke pour connaisseurs : il s'impose comme un des éléments moteurs de la fiction. Tour à tour, chacun des personnages principaux occupe le devant de la scène avant de s'effacer ou d'être relégué à l'arrière-plan. Tous n'ont pas la même importance à l'écran. Mais le réalisateur réussit à suggérer que leurs tribulations se poursuivent hors champ et qu'elles pourraient à elles seules fournir matière à un long-métrage. À l'inverse d'un Alain Resnais par exemple qui, dans Smoking/No Smoking, donnait l'impression de développer tous les possibles à partir d'une situation, il choisit d'esquisser tous les films qu'il ne tournera pas.
Cet écheveau narratif se complète d'un faisceau de symétries. Les trois histoires sont construites sur le même modèle : une situation de base qui bascule aux deux tiers suite à un incident imprévisible. À chaque fois le suspense est relancé au moment où les héros se croyaient sortis d'embarras. Et à chaque fois la mauvaise surprise vient cueillir Vincent au sortir des toilettes. Ce détail cocasse et trivial montre assez le travail du metteur en scène sur la matière qu’il triture. Ses personnages ont beau être des tueurs, ils n'en ont pas moins envie de pisser. Les anecdotes s’emboîtent, se doublent, se croisent dans un tour de passe-passe scénaristique parfaitement réglé et fertile en effets de manche, un feu d’artifices délirant où se jouxtent des discussions sur la loyauté ou la rédemption, des bavures sanglantes (et hilarantes), des courts-circuits comiques. Seul Tarantino sait construire une séquence entière sur une remarque anodine, un micro-événement, voire un objet (la montre de Butch). On est dans la Série noire, puis chez Jerry Lewis, puis chez Dostoïevski : en pleine salade russe, donc. Le film partage indéniablement des points communs avec le précédent : la grammaire de la violence, la stylisation des pathologies, le canevas entendu comme un jeu sadique et grotesque, le sens d’un présent hermétique, à la fois rétro et en dehors du temps. Mais le format bref de segmentation, enrichi d’un éventail de tournures empruntées à une période qui court des années 40 aux années 70, permet de libérer les personnages de la chape suffocante du genre. Au lieu du crescendo dramatique de Reservoir Dogs, ce film résout de manière inattendue ses enchevêtrements avec une série d’accords négociés entre les protagonistes. Toutes les histoires offrent des portes de sortie aventureuses et fortunées au pétrin le plus noir, sans vainqueurs ni vaincus.
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Car Tarantino apporte des réponses éclairées à des problèmes de professionnels. Marcellus Wallace, le caïd au crâne d'œuf bardé de sparadrap, boit des cocktails orange électrique sur sa terrasse devant les regards vaporeux de sa femme, obsédée par son hypothétique carrière à Hollywood. Butch, le boxeur marron, se précipite à l'hôtel après son combat pour voir des biker movies à la télé et jouer au nounours avec sa petite amie française. Vincent Vega passe son temps à feuilleter Modesty Blaise sur le trône des WC et à s'enfourner les narines et les veines de toutes les substances possibles, alors que Jules, son partenaire, davantage porté sur le spirituel, essaie de trouver sa voie et un second souffle dans les versets d'EzechieI. Pas de faucon maltais ou d'idéal pour ces personnages en papier crépon. Seulement deux mètres carrés pour Vincent, afin de lui permettre de lire à l’aise, et un pied à terre à Amsterdam où il pourra s'acheter de la dope peinard. Juste une longue route pour errer comme dans la série Kung Fu en récitant des passages de la Bible pour Jules, et pour le parrain un petit coin de terre où personne ne saura qu'il s'est fait un jour sodomiser violemment par un flic et son gimp dans les bas-fonds sordides d’une brocante de L.A. Le rêve des héros de Pulp Fiction est de se retrouver nulle part si ce n'est dans un réduit à l'abri des regards. C'est la grande idée de Tarantino : réaliser des films en forme d’hybrides culturels, où son utopie de cinéaste prenne le pas sur celle de ses personnages afin de mieux rebâtir un mythe à sa mesure. À la manière de Warhol, il fait de l’art avec les détritus qui l'entourent, et le sang et l'argot comme piliers fondateurs de sa cathédrale d'ordures. Pour lui, l’hémoglobine qui s'écoule des plaies ressemble aux mots balbutiés par les mourants. Si, comme l'avait déclaré Truffaut, Hitchcock ne faisait pas de grande différence entre l'acte de tuer et celui de faire l'amour, chez Tarantino, saigner et parler ne font qu'un.
À l’instar des chansons qui semblent sortir d'un poste de radio invisible (l'illustration sonore du générique évoque la difficulté à se caler sur une fréquence), l'auteur cite ce qu'il aime pour modeler son propre univers. Son style renonce ici au hiératisme melvillien pour s'adapter aux teintes criardes de costumes bariolés et de décors fastueux sans jamais céder à la tentation de l'esthétique clip. En fonction des impératifs dramatiques et du principe de la douche écossaise, les séquences virtuoses à la Steadycam alternent avec de sobres champs-contrechamps. Surtout, Tarantino réhabilite le plan fixe boudé par les superproductions hollywoodiennes. Il sait par exemple créer une formidable tension en s'arrêtant de longues minutes sur le visage de Bruce Willis, piqué au vif dans son amour-propre, qui cache sous ses traits impassibles une inextinguible soif de revanche. Pendant cette scène résonne Let's Stay Together d'Al Green. Butch vient de vendre son âme au diable, c'est-à-dire l'issue de son prochain combat, mais ce pacte en annonce un autre, d'une nature toute différente : celui que le spectateur scelle avec le cinéaste. Là aussi, il s'agit de rester avec lui, sans jamais savoir où on va, en acceptant d’être constamment bluffé, surpris, pris de court et de vitesse. Let's Stay Together. Et l'on termine deux heures et demie plus tard dans ce même coffee shop sur lequel s'ouvrait le film, avec en arrière-plan Pumpkin et Honey Bunny, les deux Bonnie et Clyde du pauvre qui se préparent à exécuter leur casse. Deux heures et demie, c'est ce qu'il aura fallu à Tarantino pour faire du spectateur son alter ego, un acteur du récit et non plus un témoin passif. Pendant tout ce temps, Vincent et Jules se baladent avec une valise au contenu mystérieux, et tous ceux qui y jettent un œil en sortent au moins aussi éblouis que Ralph Meeker et sa mallette de plutonium dans En Quatrième Vitesse. Il faut les comprendre, ils ne s'étaient jamais vus comme cela. Nous non plus d'ailleurs.
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Créée
le 4 juil. 2012
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