Deuxième volet de la trilogie consacrée par Kiju Yoshida à sa réflexion sur l’histoire politique contemporaine du Japon (années 1930-1960), Purgatoire Eroïca suit Eros + Massacre (1969) et précède Coup d’État (1973).
Sans doute le plus ardu des trois films à saisir dans sa construction narrative, non-linéaire et jouant volontairement sur un mélange de réel et de fantasme, Purgatoire Eroïca s’attache à démontrer l’inefficacité intrinsèque de tout mouvement révolutionnaire (ici d’obédience marxiste). Pour cela, Yoshida met en évidence ses deux tares indépassables : une structure de pouvoir se concevant comme absolue et cherchant continuellement à réaffirmer cette position en usant de la violence ; le monopole masculin du pouvoir révolutionnaire aux dépens de l’élément féminin, qui en est le plus souvent exclu.
Ces deux pôles de tension vont se faire écho durant tout le film selon des modes différents qui seront autant de rejeux d’un même échec. En cela le film se rapproche d’Eros + Massacre, notamment sa dernière partie qui jouait également sur la répétition d’un même motif dans l’optique d’en déceler les variations subtiles, quoique là déjà aussi cette recherche finissait par aboutir à une conclusion similaire : la suppression nécessaire de l’élément masculin de l’équation.
Ce dépassement de la masculinité est aussi présent dans Purgatoire Eroïca, et constitue probablement la réussite la plus accessible du film, en cela qu’il est relativement épargné des meurtrissures infligées par Yoshida au tissu narratif de son intrigue politique. Le trio formé par Nanako (Mariko Okada), Ayu et Atsuko apparaît ainsi comme le nœud inextricable et fécond en symbolisme autour duquel se tissent successivement les diverses intrigues impliquant le mouvement révolutionnaire, le véritable cœur battant de l’œuvre.
La réflexion autour de l’importation du modèle de société de consommation au Japon après-guerre n’est pas non plus inintéressante. Mais elle se voit rapidement dépassée par la surimpression interminable des complots politiques, que seule la mise en scène radicale et la photographie acérée de Yoshida sauvent d’un ratage complet.
Car Purgatoire Eroïca fait montre d’une dangereuse tendance à l’esbroufe qui pourra au choix soit captiver, soit endormir tant la vacuité des situations à l’écran se fera au fil des minutes de plus en plus insistante. C’est pourtant l’une des grandes qualités de Yoshida de ne pas paraître didactique, de laisser un champ d’interprétation au spectateur qui soit large et fertile (voir ma critique d’Eros + Massacre). Or ici le cinéaste ne propose rien en retour ; il déconstruit inlassablement le même schéma théorique sans lui proposer de remplacement à même de relancer l’intérêt du spectateur pour l’histoire. Certes le nihilisme est un horizon recevable sur le plan idéologique, mais pas sur le plan cinématographique ; et c’est précisément ce dont souffre le film sur le fond.
Sur la forme, au contraire, c’est brillant, comme toujours avec Yoshida. La photographie possède ici une angulosité toute particulière, qui se substitue en quelque sorte aux cloisons de la maison traditionnelle japonaise et remobilise efficacement la dialectique de la séparation. Le cadrage, plus souvent ici divisé en quarts qu’en tiers, reste l’effet « signature » du réalisateur, interrogeant sur la non-centralité d’acteurs qui se pensent pourtant comme centraux à leur monde et à leur époque. Les dissonances que le découpage spatial applique en accumulation de la trame narrative sont renforcées par un usage de la musique heurté, rarement mélodique.
Décevant donc, ce film (comme celui qui le suivra) ne possède pas la même hargne furibonde et créatrice qu’Eros + Massacre seul fut en mesure d’incarner, par l’entrelacs bien plus lisible des temporalités et une réduction drastique du nombre de personnages, ici bien trop nombreux et bavards pour être marquants. Purgatoire Eroïca s’effondre dans sa deuxième moitié, ne pouvant soutenir efficacement l’édifice idéologique que Yoshida se met en tête de saper progressivement ; il lui manque peut-être une figure nietzschéenne comme Sakae Osugi sur laquelle matérialiser l’échec de son histoire et ainsi l’extirper d’une fâcheuse tendance à la généralité, voire au simplisme intellectuel, qui m'a personnellement rebuté.