Pyl
Pyl

Film de Sergey Loban (2005)

Vanité du miroir, vanité de la poussière

J’avais découvert Sergueï Loban il y a quelques années à l’occasion de la sortie de son film Shapito Show (2011) qui, sur plus de trois heures et demie, nous racontait successivement une même histoire sous plusieurs perspectives dans une station balnéaire de la mer noire. Le film, à la fois drôle et empreint d’un certain sens tragique, comptait dans sa distribution un certain Alexeï Podolski qui interprétait un personnage grassouillet et déprimé parti en vacances avec sa petite amie et en pleine crise de couple. Cet acteur, également musicien punk-rock, était déjà quelques années plus tôt l’interprète principal du précédent film de Loban, Pyl (« poussière » en français), dans lequel il parvenait à incarner un anti-héros encore plus pathétique et mal dans sa peau que celui de son autre rôle. Avec sa calvitie, ses kilos en trop, ses favoris tristounets, ses grosses lunettes, son t-shirt informe à l’effigie d’un chat et surtout sa physionomie désespérée, il apparaît ici comme le raté par excellence, l’équivalent russe de la figure du loser cher aux comédies américaines. Seulement, Pyl n’est pas une comédie, ni d’ailleurs un thriller politique (comme pourrait le laisser penser le synopsis) mais quelque chose de plus expérimental.


Aliocha, jeune homme disgracieux et renfermé, travaille comme ouvrier dans une usine de jouets et vit seul avec sa grand-mère, très possessive et sans cesse inquiète à son propos, consacrant son temps libre à assembler des modèles réduits d’avion dans sa chambre. Un jour, son patron vient le chercher à l’atelier et lui présente des hommes du gouvernement (on apprendra plus tard qu’il s’agit du FSB) qui lui proposent, contre dix mille roubles et quatre jours de congé, de participer à une expérience médicale. Après avoir hésité un moment mais sans chercher à en savoir plus sur l’expérience en question (car il n’est ni très loquace ni très vif d’esprit), Aliocha accepte et signe le contrat. Il se rend l’après-midi même dans une clinique secrète où on lui fait une prise de sang et où on le place dans une étrange salle noire au fond de laquelle il aperçoit son reflet, lequel lui ressemble de moins en moins au fil des vibrations du dispositif, finissant par présenter l’aspect d’un culturiste bien éloigné de son véritable corps, marqué par le relâchement et l’obésité. Il ne s’agissait que d’une image et pourtant, suite à cette expérience, il se met à douter de lui-même lorsque plusieurs personnes lui laissent entendre, comme une évidence, qu’il est massivement musclé. Il cherche alors (enfin !) à savoir quel était le but de cette expérience et veut absolument retourner dans la pièce noire, sans qu’on sache bien si c’est parce qu’il désire entretenir cette illusion selon laquelle il serait devenu athlétique ou si au contraire c’est parce qu’il a la désagréable impression qu’on lui a volé son vrai corps. Ce faisant il se confronte au FSB qui lui avait recommandé de ne plus jamais revenir dans la clinique et de ne pas chercher à comprendre le projet dans lequel il avait servi comme cobaye. En dépit des menaces il parvient, grâce à un ami de sa grand-mère lié à une organisation de défense des droits de l’homme, à retrouver le savant chargé de mener l’expérience, un professeur d’université misanthrope et désespéré.


Le film est l’occasion de dérouler une galerie de personnages allant du pathétique à l’inquiétant : le meilleur ami d’Aliocha, qui tente vaguement d’ouvrir des dialogues sans intérêt avec son compère quand il ne déglace pas son frigidaire au chalumeau, le poète raté Alexander Abramovitch qui incite le jeune homme à se déguiser en femme pour échapper au FSB, l’assistant de laboratoire Oleg chargé de missions secrètes par l’État russe et qui ressemble davantage à un junkie qu’à un scientifique, un vétéran de la guerre médaillé mais désargenté qui erre dans le parc pour recueillir des bouteilles consignées, un médecin plus féru de morale orthodoxe que de diagnostics savants et qui profite de ses consultations pour évangéliser ses patients et les inviter à des groupes de prière, un humoriste ringard dont on découvre les sketches navrants sur le téléviseur familial – et surtout la grand-mère d’Aliocha, veuve d’un dissident du temps de l’URSS, toujours en train de faire marcher son petit-fils au chantage affectif, l’accompagnant faire son shopping (et l’obligeant à choisir des vêtements infâmes), le gavant de produits sucrés car il a « besoin de glucose », et levant les bras au ciel au moindre coup de fatigue du jeune homme, persuadée qu’il a été débauché par « les barons de la drogue » !


Filmé au caméscope sans fioriture, de manière très brute (à tel point qu’on voit à plusieurs reprises apparaître la perche-son dans le champ), Pyl joue constamment sur les effets de proximité, approchant souvent la caméra très près du visage des personnages jusqu’à créer des effets de déformation – ce qui ne fait qu’accentuer la laideur générale des acteurs retenus au casting. Cette manière presque documentaire de filmer est contrebalancée par quelques scènes plus irréelles qui traduisent en images les cauchemars d’Aliocha ou ses visions étranges à l’état de veille. Ainsi de ces scènes dans un grand parc de la ville, typiquement soviétique dans sa structure, où il déambule et croit reconnaître en chaque passant le visage de son reflet « amélioré ». Divers éléments contribuent à donner à ces séquences une touche d’étrangeté : les voix de ses interlocuteurs qui se mettent à résonner, une femme en noir assise sur un banc, cachant un visage livide sous sa voilette, des danseurs contemporains aux masques d’oiseaux à long bec (rappel symbolique du thème central de la médecine), un groupe de sourds-muets se disputant violemment en langage des signes suite à un scandale survenu lors d’une cérémonie de funérailles… Si Aliocha doute de sa perception des autres, il doute encore davantage de la manière dont les autres le perçoivent. Pourquoi lorsqu’il se rend pour la toute première fois dans une salle de sport et qu’il peine à accomplir les exercices les plus simples, les autres hommes présents se disent-ils impressionnés par sa puissance musculaire ? Et pourquoi lorsqu’il se dandine de manière grotesque dans une boîte de nuit, parvient-il à retenir l’attention de deux filles qui le complimentent sur son « étonnante plasticité » ? Et pourquoi, le jour où il rencontre l’étudiante en psychologie que le FSB lui a recommandé pour le suivi de son expérience, la jeune femme tombe-t-elle si facilement dans ses bras alors qu’il n’a même pas tenté de la séduire ? Des questions qui resteront sans réponse, on saura seulement que tout cela ne constitue pas l’objectif de l’expérience mais seulement ses effets secondaires. S’introduisant une dernière fois dans la petite salle noire de la clinique afin de renouveler l’expérience en dépit des recommandations du savant, Aliocha se déshabille, s’assied dans l’obscurité et fixe le miroir dans lequel il a placé tant d’espérance. On le voit alors sourire – pour la première fois du film.

David_L_Epée
6
Écrit par

Créée

le 2 sept. 2019

Critique lue 187 fois

David_L_Epée

Écrit par

Critique lue 187 fois

Du même critique

La Chambre interdite
David_L_Epée
9

Du film rêvé au rêve filmé

Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel,...

le 20 oct. 2015

33 j'aime

Les Filles au Moyen Âge
David_L_Epée
8

Au temps des saintes, des princesses et des sorcières

Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences...

le 6 janv. 2016

20 j'aime

1

I Am Not a Witch
David_L_Epée
6

La petite sorcière embobinée

Il est difficile pour un Occidental de réaliser un film critique sur les structures traditionnelles des sociétés africaines sans qu’on le soupçonne aussitôt de velléités néocolonialistes. Aussi, la...

le 24 août 2017

14 j'aime