Quand la ville dort est à la fois un film de braquage, un film de gangsters et un film noir. Le braquage en lui-même est très classique et ne constitue pas l'intérêt principal du film. Non, ce qui nous intéresse ici, c'est le portrait des personnages, tous réalistes, complexes et ambivalents, avec une face sombre, une face claire et certains qui cachent bien leur jeu. L'intrigue (le casse) passe clairement au second plan, derrière la psychologie des personnages. En cela, c'est presque un film choral.
Un vieux criminel Doc Redinschneider (Sam Jaffe) vient d’être libéré de prison et a conçu un plan pour le casse parfait (trop parfait ?). Il se rapproche d'un bookmaker véreux Cobby (Marc Lawrence) qui, à son tour, s’arrange avec un avocat fort malhonnête Alonzo Emmerich (Louis Calhern) pour financer le vol d’un demi-million de dollars de diamants. Il embauche alors toute une fine équipe pour mener le casse sur le terrain, le perceur de coffres Louis Ciavelli (Anthony Caruso), le chauffeur Gus (James Whitmore) et Dix Handley (Sterling Hayden) dans le rôle du gros bras de service.
Revenons au titre français du film Quand la ville dort, un titre français bien stupide, puisque cette ville n'est jamais aussi vivante que la nuit. Le titre original du film The Asphalt Jungle, est donc bien plus évocateur de ce qu'est vraiment le film. L’un après l’autre, les criminels de cette jungle d’asphalte métaphorique rencontrent leur mort, une mort nécessaire et irrévocable. Ce n’est pas le braquage de diamants, ici fonctionnel et classique, qui intéresse le réalisateur John Huston. Son attention se focalise sur des personnages qui essaient de s'extraire de cette "jungle d'asphalte" et le casse n'est qu'un moyen (un mal nécessaire ?) de fuir cette ville à l'atmosphère viciée. Tout le long du film, Dix évoque son Kentucky natal et ses chevaux qu'il souhaite retrouver, avec un fort sentiment de nostalgie et de tristesse dans le regard, comme un rêve inatteignable.
Avec Quand la ville dort, John Huston s'amuse des clichés. Le cerveau du braquage à l'accent germanique fort prononcé, n’est pas si maléfique que ça. Le chauffeur de notre fine équipe n'aime rien de plus que ses chats. Le perceur de coffres a une femme et un jeune bébé. L'homme de main est un gros bras au grand cœur. En fait, ces "méchants" ne sont vraiment pas si différents que vous et moi, mais des forces supérieures sont toujours prêtes à nous écraser. Mais notre fine équipe a néanmoins monté le coup parfait pour braquer la bijouterie et aucun obstacle ne peut les empêcher de le mener à bien ... ou tout du moins, le pensent-ils !
Ce n’est peut-être pas une coïncidence si le plus grand obstacle de tous, vient principalement d’un avocat véreux et nous avons ici un acteur de caractère Louis Calhern, pour l'interpréter. Sa stature et sa force tranquille est ici amplifiée par la direction d'acteur de John Huston, un maître pour rendre l’ordinaire tout simplement plus grand que nature. La part de tristesse en lui est symbolisée par sa femme, qui ne fait que remuer le couteau dans la plaie, lui rappelant à lui, ainsi qu’à nous tous, ce qu'il aurait pu avoir, c'est à dire le bonheur ordinaire. Mais personne dans ce film ne veut d'une vie ordinaire. Emmerich n'a rien de moins, qu'une jeune Marilyn Monroe, pour batifoler le soir venu. Il est sous le charme de l'ingénue, pleine de sensualité, de spontanéité et de fantaisie ... et c'est bien elle qui le mènera à sa perte.
Le Doc Riedenschneider est un autre personnage clé du récit. Avec son fort accent germanique qui renforce le côté mystérieux du personnage, Sam Jaffe joue avec la perception du spectateur, notamment lors de quelques scènes clés, qui montrent son faible pour les jeunes et belles demoiselles. Lorsqu'il feuillette le calendrier de pin-up chez Cobby, c'est une scène annonciatrice de son futur déclin. Les rôles féminins, au nombre de trois, sont très importants. Elles ont toutes leur rôle à jouer et ne sont pas de simples faire-valoir. Jean Hagen joue le rôle de la call-girl éprise de Dix. C'est la seule qui arrive à l'attendrir, lui qui généralement se montre toujours impassible. Dorothy Tree joue la femme délaissée d'Emmerich, tandis que Marilyn Monroe joue sa maitresse. Marilyn Monroe joue la belle et jeune ingénue de service lors de sa première scène à l'écran avec Emmerich, mais se révèlera bien plus calculatrice lors de sa seconde scène avec l'inspecteur. Dorothy Tree quant à elle, est la seule qui voit Emmerich pour ce qu'il est vraiment, derrière sa façade de supériorité prétendue qu'il affiche tout le long du film.
Sterling Hayden n’aura jamais été aussi bon. Il n'égalera cette performance que six ans plus tard dans L'Ultime Razzia (1956) de Stanley Kubrick, puis attendra encore huit ans de plus pour récidiver dans Docteur Folamour du même Kubrick. Je ne sais pas si on peut résumer sa carrière à trois grands films pour trois grands rôles, mais qui peut se venter d'avoir sur son CV trois rôles marquants dans l'histoire du cinéma ? Sa performance est ici excellente, mais c’est peut-être aussi le désespoir de sa petite amie, qui vous arrache le cœur ...
Du moins jusqu’à ce que Dix s'écroule dans l’herbe et que les chevaux viennent paître le long de son corps, comme si nous étions dans un rêve, à des centaines de kilomètres de tout asphalte ou de toute jungle, loin de la tension et du chao de la ville corrompue.
En fait, plus qu'une film de gangsters ou qu'un film noir, Quand la ville dort, c'est une grande tragédie. Dés le début, on sait bien que tout ça, ça ne peut que terminer mal ...
Le vol en lui-même est un succès (une séquence intense et captivante), mais c'est ensuite que les choses commencent à mal tourner. Il y a d'abord Louis Ciavelli qui est abattu accidentellement. Puis nous avons Emmerich qui tente de doubler la petite équipe, avant que Dix intervienne et en ressorte gravement blessé. Le Doc et Dix doivent alors fuir la ville avec le butin. Le point culminant de l'histoire est le suicide d’Emmerich, viennent ensuite l’arrestation de Cobby, de Gus et du Doc. Le film se termine avec Dix, mortellement blessé, qui se précipite hors de la ville pour rejoindre sa ferme familiale dans le Kentucky ... et meurt allongé dans l'herbe, en compagnie des chevaux qu'il aimait tant.
Considéré comme l'un des films noir majeur des années 40/50, Quand la ville dort peut également être considéré comme l'un des films de braquage le plus important, si ce n'est LE film de braquage le plus important du genre (six ans avant L'Ultime Razzia). La seule petite déception pour moi, c'est la partie musicale du film. La BO se fait plus que discrète, elle est quasi absente. L’absence d’une BO complète n’est cependant qu’un petit regret et ne change rien au fait que The Asphalt Jungle reste un exercice de style fascinant.