Avec son nouvel opus, Peter Greenaway s’attache à restituer un épisode de la vie du grand cinéaste russe Sergueï Eisenstein, à mille lieues des conventions du biopic. Contre toute attente, il y sera finalement très peu question de cinéma. Ce qui intéresse l’auteur britannique n’est pas Eisenstein dans ses œuvres, au travail, mais dans son rapport à l’autre, sa soif de vivre. Il évacue ainsi la furie créatrice du personnage pour mieux mettre en lumière ce qui en rend possible l’avènement : un tempérament, un élan vitaliste sur lequel rien ne saurait avoir de prise. En cela, Greenaway réussit le pari d’aborder un artiste réputé pour sa cérébralité sous un angle presque anti-intellectualiste, c’est-à-dire physiologique, pulsionnel, en cherchant à renouer avec la dimension primale d’un caractère. Que viva Einsenstein ! est donc animé d’un projet fort louable : extraire du génie la part d’excès qui lui est inhérente – excès de l’esprit sans aucun doute, mais aussi et surtout du corps. Du corps désirant, sous le joug d’une perpétuelle agitation, astreint des contraintes de la bienséance (l’absence de toute pudeur, le ridicule des attitudes), et témoignant d’une gourmandise de vivre qui confine à la bouffonnerie. C’est d’ailleurs sur ce fil ténu séparant la grandeur de la farce que l’intégralité du film semble danser.
Que viva Eisenstein ! n’enregistre finalement rien d’autre que l’événement d’une découverte de soi qui passe par l’expérience du corps. A ce titre, cette véridique escapade mexicaine d’Eisenstein sur laquelle choisit de se recentrer le récit apparaît très rapidement comme la métaphore à peine voilée d’une vie toute entière. Le cinéaste russe arrive dans cette ville du Mexique comme il arriverait au monde, vierge de toute expérience comparable, avant que son départ contraint au bout d’une poignée de jours ne sonne le glas de cette parenthèse enchantée. Entre-temps, c’est une plongée dans une culture diamétralement opposée à la sienne qui l’invite à une fulgurante initiation des sens dont sa personne ressortira à jamais changé. Dans un lieu où la mort n’est pas moins célébrée que la vie, où chaque coin de rue exhale tour à tour le parfum de chairs parfumées et putréfiées, Eisenstein se retrouve submergé de sensations contradictoires, puissantes, exacerbées, en prise directe sur un sentiment de vivre élevé au rang d’absolu. C’est en étant ainsi confronté à la nature profonde de la mort qu’il affirme sa puissance de vie et se forge son identité pleine et entière, en assumant notamment son appétence pour la gente masculine. Dès lors, visiter le musée des morts de Guanajuato ou faire l’amour dans un somptueux palais participe d’une même logique d’accomplissement intérieur, de soif insatiable envers ce qui advient et ne saurait durer.
Pour donner forme à cette truculence inhérente au personnage, à ce torrent de sensations qui le submerge, Peter Greenaway opte pour une esthétique baroque, outrée, emplie de trouvailles visuelles plus ou moins inspirées, mais toujours audacieuses – revendiquant ainsi une vision truculente, carnavalesque de la vie. On regrettera pourtant cette propension à l’exercice de style distancié et pas exempt d’une certaine froideur, dont les images peinent à faire surgir l’émotion sous une masse d’effets de style parfois factices. De ce trop-plein formaliste, auquel s’ajoute une forme d’immobilisme narratif, résulte un récit qui tend à s’épuiser sur la durée, échouant en conséquence à incarner cette énergie dévorante et jamais rassasiée qui habite Eisentein. Dans ce déluge d’images toutes plus sophistiquées les unes que les autres, trop rares sont les occasions d’un véritable émerveillement, d’une réelle implication du spectateur, qui ne demande pourtant qu’à ressentir un peu de la fièvre animant le personnage. Quant à la structure narrative, très lâche et sinueuse, elle n’évite pas à certains moments le côté patchwork un brin démonstratif (une conversation estampillée « philosophique » entre Eisenstein et son amant dans un cimetière, des énumérations biographiques un peu complaisantes dans leur manière d’étaler les informations comme la première encyclopédie venue). On retiendra quand même quelques très belles idées de cinéma, comme ces deux séquences – des cadavres dans un musée, deux amants sur le rebord d’un lit – qui se font écho par la seule qualité de leur éclairage, toute en lumière et ombre mouvante, révélant par là même les connexions souterraines qui unissent la mort à la chair désirante, la putrescence à la matière encore palpitante.
La critique sur son site